Presque tous les hommes se posent cette question

« Le couple forme un seul être tourné vers le dehors : les gens mariés disent : « Nous ne faisons plus qu’un… » et ils confondent avec l’amour leur unité d’intérêts, de recettes, de dépenses, d’économies, de jugements, de phrases toutes faites… On cède si promptement à l’habitude de cette fausse unité, on se dit si vite qu’on est comme les deux doigts de la main, qu’on a l’illusion de bien se connaître. Mais les deux doigts de la main ne sont pas si intimes, ni si simples… Les gens qu’on connaît disent : « Quel petit ménage uni! » Uni, parce qu’on fait les comptes ensemble ! Les parents s’attendrissent : « Comme ils s’aiment! » Et les époux s’embrassent : il faut bien faire plaisir aux familles…

Chacun de ces deux êtres associés par le hasard, les convenances d’une société qui déteste l’amour, par un bref moment de désir ou simplement d’attendrissement, de faiblesse, n’est bientôt plus pour l’autre qu’une présence matérielle, un objet à peine plus mobile dans l’espace que les maisons, les arbres, les meubles, les instruments domestiques : qu’est une femme pour un mari bourgeois sinon le plus mobilier de ses biens ? Cet objet charnel parle, il émet des signaux, qu’on a vraiment peu de mal à comprendre, des paroles dépourvues de secrets et de charmes. La plupart des couples se contentent pour toute leur vie, pour tout leur amour, toute leur compagnie, de cinq cents mots peut-être, mais il y en a des dizaines de milliers… On apparaît à certaines heures, comme les petits personnages des plus célèbres horloges astronomiques : quelles inquiétudes si l’horloge retarde ! Aucune ombre à percer, tous les gestes, tous les regards sont transparents : cette transparence donne l’impression de la sécurité. On est comme tout le monde après tout… Un ménage est rarement le lieu que les grands évènements humains choisissent pour se manifester. »

« Qu’est ce qui est plus humilié dans un homme que ses besoins virils ? L’orgueil peut bien se laisser écraser, il n’est pas la propriété la plus profonde. (…) Antoine, comme la plupart de ses semblables, abandonnait l’orgueil, lorsqu’il s’endormait, les relations qu’il avait avec autrui entre huit heures du matin et sept heures du soir suffisaient à alimenter, à blesser, à tourner l’orgueil. Mais sa vie sexuelle était pauvrement comblée. Antoine était un homme marié, un homme fidèle à sa femme depuis vingt-six ans. Il y a beaucoup d’hommes fidèles à leur femme, par paresse, par manque de loisirs, par crainte des colères domestiques ; la plupart des fidélités ne sont pas des vertus héroïques, les sacrifices consentis à un grand amour, mais des amollissements, des abandons : c’est pour être infidèle qu’il faudrait du courage, des efforts. On se dit pour se consoler : « Cet acte est le même avec toutes les femmes… », on se satisfait de ce mensonge. (…)

Cependant toutes les jeunes femmes de la terre marchaient autour d’Antoine, elles étaient absolument hors de sa portée, un verre mystérieux les séparait de lui, il ne lui aurait pas suffi d’étendre la main pour les atteindre et les entraîner dans son triste univers. Sans doute pensaient-elles en le croisant qu’il était vieux, ou même elles ne pensaient rien, il faisait partie des objets immobiles ou mobiles, il faisait partie des pierres des rues, elles ne pensaient pas à lui comme une femme pense à un homme, mais comme un passant à un pavé, à un bec de gaz. Jadis il n’avait pas songé qu’il perdrait toutes les femmes en en choisissant une si promptement, en fermant les yeux pour conserver l’image de l’amour ; (…)

Il était continuellement attentif à la présence de tous ces corps, il vivait dans une sorte d’affût, comme celui où vivent presque tous les adolescents : des femmes s’assoient dans un train, un tramway, montrent leur genoux, des femmes vêtues d’une blouse de toile qu’entrouvre le vent, lavent les vitres des magasins le matin, des femmes passent à bicyclette ; des coups de vent collent des jupes contre des corps ; tous ces morceaux de corps apparus dans un éclair composaient une sorte de vaste corps anonyme qui manifestait sa présence en tous lieux. Pourquoi toute une vie en compagnie d’une seule femme, d’un seul corps ? Presque tous les hommes se posent cette question, peu d’entre eux savent y répondre. Antoine n’était pas plus savant que ses semblables. La force la plus sûre l’empêchait de faire un dernier effort vers l’une de ces femmes inconnues. Qu’est ce qui faisait la puissance de cette force ? Il n’en savait rien. »

Antoine Bloyé, Paul Nizan, 1933.
Légende: Barracuda, Philippe Haïm, 1997.

1 Commentaire

  1. Merci Rodolphe pour cet extrait. Antoine Bloyé surpasse de loin Le chevalier Destouche littérairement. Tu aurais omis le passage décrivant l’atmosphère des lieux publics, des routes, des chemins de fer-je t’en aurai-s voulu terriblement.
    Bien à toi, Roddy.