Les morts n’ont peur de rien

« Le wagon s’ouvrit brusquement et la foule des prisonniers se précipita sur Sartori, le jeta à terre, s’entassa sur lui. Les morts s’échappaient du wagon. Ils tombaient par groupes, avec un bruit sourd, de tout leur poids, comme des statues de ciment. Enseveli sous les cadavres, écrasé par leur froid, par leur énorme poids, Sartori se débattait et se contorsionnait pour tenter de se libérer de ce tas mort, de cet amoncellement glacé – mais il disparut sous le monceau de cadavres comme sous une avalanche de pierres. Les morts sont rageurs, entêtés, féroces. Les morts sont stupides. Capricieux et vaniteux comme des enfants et des femmes. Les morts sont fous. Gare si un mort hait un vivant ! Gare s’il s’en éprend ! Gare si un vivant insulte un mort, le froisse dans son amour-propre, le blesse dans son honneur ! Les morts sont jaloux et vindicatifs. Ils n’ont peur de personne; ils n’ont peur de rien, ni des coups, ni des blessures, ni d’un nombre écrasant d’ennemis. Ils n’ont même pas peur de la mort. Ils combattent des ongles et des dents, en silence, ne reculent point d’un pas, ne lâchent pas prise, ne fuient jamais. Ils combattent jusqu’au bout, avec un courage froid et buté, riant ou ricanant, pâles et muets, les yeux écarquillés, révulsés – des yeux de fous. Quand ils sont terrassés, quand ils se résignent à la défaite et à l’humiliation, quand ils se sentent vaincus – ils exhalent une odeur douce et grasse, et, lentement, se décomposent. »

Kaputt, Curzio Malaparte, 1943.
Légende: Terce futur, Max Klinger, 1880.

1 Commentaire

  1. MdM

    Je l’ai lu l’an dernier. La puissance, le grand style m’ont quand même laissé sur un sentiment incertain. On sent un peu la statuaire en marche. Il y a un pastiche proustien assez réussi au début puis des scènes très inspirées mais si conscientes de l’effet produit.