La France se hait !

« Est-ce aimer la France ? S’aimer soi-même ? Ou, plus simplement, aimer un ordre théâtral à l’intérieur duquel triomphe la plus évidente mais aussi la plus facile des grandeurs mise en scène ? Chez les mauvais auteurs, le thème du jardin à la française se doublera d’un autre cliché d’amour courtois, « la France grande dame ». Qu’il devient froid, l’amour de la France ! Mais l’histoire nous enseigne que l’idée l’emporte sur les réalités. La France qui se projettera si souvent hors de ses frontières n’exaltera jamais son propre sol, tôt stérilisé, livré au désert provincial : elle conquerra d’immenses territoires mais sans conquérir le sien par une longue entreprise pacifique et productive. Paradoxalement, la France ne s’aimera jamais assez, elle qui si pointilleusement exige de l’étranger qu’il l’aime : à l’image de son maître-acteur, elle travaillera pour le public.

[…] la France ne sera plus gouvernée, politique, mode, mœurs, que par un gratin qui l’ignore, une grande famille futile et toute puissante. Quant à la province – notez l’habileté restrictive du mot, qui rapetisse et retranche, alors qu’il s’agit de quoi ? de la France entière, sauf un minuscule îlot central – on la confie à la race nouvelle des Intendants qui comme leur maître ne pensent plus France mais État. Le pays s’identifie à la Machine : il va si la Machine va, au besoin contre lui. Et l’étendue du territoire provoque déjà le choix mortel qui durera jusqu’à nous, l’inévitable injustice économique, la paupérisation de certaines régions, et naturellement des régions excentriques, au nom de l’intérêt supérieur. Les limites raisonnables de l’ancienne nation lui permettaient d’être gouvernée d’un seul et juste tenant; la fausse dimension de l’État privilégie les uns, ignore les autres : demeure trop vaste dont on abandonne les pièces éloignées pour ne meubler que l’étage « noble ». […]

La Colonie s’organise au second stade, entre puissants et conseillers : les esprits se convertissent, mais en petit comité, les despotes éclairés applaudissent et pensionnent mais n’en pressurent pas moins leurs peuples; le bon M. de Voltaire, l’humanité plein la bouche, commandite des négriers. On est en Morale, contrée sans orages. Un seul, Rousseau, ne joue pas le jeu : le plus grand, le plus sincère, le seul à introduire sérieusement la politique dans cette Carte du Tendre, à pousser la logique à son terme, le contrat d’égalité; le seul, aussi, à comprendre, fût-ce à travers des imprécations rustaudes ou des naïvetés pastorales, que l’art se retourne contre un peuple qui ne le partage pas et que toute culture doit s’intégrer au quotidien. On rira de ses Héloïses – ou on en pleurera à chaudes larmes, ce qui revient au même; au fond, la raison restera du côté de Voltaire, père des bonnes consciences bourgeoises. Rousseau, ne l’oublions pas, Rousseau n’est pas français. »

Comment peut-on être Breton, Morvan Lebesque, 1970.
Légende: Grand Carnaval Ostendais, Félix Labisse, 1934.

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