« Si la laideur, comme la beauté, est sans âge, la mocheté, elle, est sans doute davantage datée. Du moins, le mot « moche » apparaît-il tardivement – en 1878 exactement selon le dictionnaire. Autrement dit, à l’époque, à peu près, où l’économie de marché commence à étendre son emprise sur toutes les dimensions de l’existence. D’où cette hypothèse: la nouvelle nuance de l’idée de laideur introduite par le mot ‘moche’ ne serait pas sans rapport avec l’émergence d’une société nouvelle, liée à la grande industrie et aux produits et modes de vie (et de misère) qu’en aval elle suscite. La grande ville par exemple, si elle est bien le lieu où peut surgir une beauté nouvelle, est aussi celui de la mocheté. Car soumise, du fait de l’exode rural, à la pression de milliers de vies toujours plus amochées, elle voit ses formes anciennes s’enlaidir de banlieues informes. Affaire à la fois éthique et esthétique – affaire esth/éthique, la mocheté serait ainsi l’envers de la mode et du chic propres à la modernité. […]
Rien d’une certaine façon n’aura, au XXe siècle, échappé à ce devenir-moche, pas même la mort: « Le monde moderne, écrit Péguy, a réussi à avilir ce qu’il y a peut-être de plus difficile à avilir au monde, parce que c’est quelque chose qui a, en soi, comme dans sa texture, une sorte particulière de dignité, comme une incapacité singulière à être avili: il avilit la mort. » Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un oeil sur ces désespérants funérariums qui aujourd’hui fleurissent au milieu des zones commerciale. Et ils sont d’autant plus emblématiques de la mocheté contemporaine qu’ils témoignent d’une dimension essentielle à notre « société de consolation »: sa pitoyable volonté de tout présenter sous un emballage cosmétique. […]
L’affaire, on le devine, n’est pas seulement esthétique (ni même éthique). Elle est d’abord économique et politique: les corps obèses et avachis, les visages affaissés, enlaidis, sont le produit de l’exposition à toutes les formes de l’exploitation et de la misère, matérielle comme symbolique. Silencieusement, ce qu’ils expriment en leur mocheté, c’est la réduction des existences à la simple survie. En ce sens, oui, on peut dire que le moche, l’informe, le non discipliné par des formes, est « dangereux pour la santé » – là où les formes, au contraire, sont un stimulant pour la vie; là où l’art, ce grand producteur de formes, est, selon le mot fameux de Nietzsche, « le grand stimulant de la vie ». […]
Or le moche est autre chose. Il fleurit, si l’on peut dire, hors du monde institué de l’art. Il règne là où c’est d’abord la culture de masse qui domine. En ce sens, il est parent du kitsch. Ou plutôt, il est au laid ce que le kitsch est au beau: sa prolifération bâtarde, minable, médiocre, pesante, monocorde. Il ne promet pas le bonheur (comme Stendhal le disait du beau): il promet, à coups de ronds-points et de zones commerciales, la médiocrité à perpétuité de vies vouées, par la « biopolitique » contemporaine, à la grisaille consumériste et l’hébétude télévisuelle.
Les contempteurs de l’âge « démocratique » (au sens de Tocqueville) y verront une fatalité, un destin, le taux de mocheté, diront-ils, ne peut que croître avec la massification et la mondialisation des formes de vie. Mieux vaut pourtant en appeler à la lutte: celle qui voit des sujets, toujours plus nombreux on l’espère, résister à la mocheté, travailler au « désamochage » (comme on parle de désamiantage) de leurs conditions d’existence, et s’emparer de leurs vies pour tâcher de les placer, chaque jour, sous le signe de la beauté. »
Jean-Claude Pinson, Moche de France, 2007. (L’œil électrique)
(Légende: Europa City, 2022.)
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