« C’est comme ça que Batou a récolté deux têtes, un doublé assez rare. Elles constituent deux beaux trophées, qui sentent encore. Les premiers jours, je me demande comment le village a pu résister à une pareille puanteur. Je prends deux photos. Malheureusement je ne dispose pas de flash, et c’est sous la lumière de pauvres chandelles que je tire en pose, appuyé contre un poteau. L’une des têtes portent encore des cheveux, et des centaines de vers blancs batifolent sur les lèvres qui pendent, oh combien bas… Pas folichon, et quelle réunion de mouches ! Drôles de mœurs décidément. Enfin, ça les regarde. Qu’ils coupent les têtes qu’ils veulent, du moment que ce n’est pas la mienne, mais qu’ils n’empestent pas tout le village. La fin de l’histoire, authentique, ne manque pas de fumet. Le dernier œil, qui pendait encore, étant tombé par terre, fut ramassé par un enfant de deux ans qui, sans doute dégoûté par cette odeur peu appétissante, le jeta dans la marmite. C’est sa mère, au cours du repas, qui découvrit le pauvre œil… sous sa dent. Ces têtes avaient été coupées huit jours plus tôt…
Il n’est pas impossible que nos distingués voisins nous rendent la monnaie de notre pièce, et qu’ils décident de monter une petite expédition pour récupérer les deux âmes que nous leur avons volées, car selon la croyance iban, ils ont perdu deux forces spirituelles… qu’il faut remplacer par deux autres têtes. Mais vraisemblablement nos deux excursionnistes avait gardé pour eux leur dangereux projet, et leurs amis ont dû croire à un accident de chasse.
Cette histoire m’amène à me demander quelle conduite j’adopterai en cas de conflit entre deux tribus. Je n’avais pas été désigné pour faire partie de l’expédition, j’aurais certainement accompagner Batou dans son embuscade, et là, qu’aurais-je fait ? Il m’est bien difficile de répondre, je préfère ne pas m’avancer. Dans cette histoire, qui a raison ? Est-il même important de savoir qui a raison ou tort ? A-t-on le droit de tuer un homme pour un cochon sauvage ? Sans doute, si l’on adopte la coutume iban. Mais enfin j’ai beau m’efforcer de jouer le jeu, je ne suis pas Iban à cent pour cent. Pourtant, dans un cas concret, précis comme celui-ci, je me pose brusquement la question… Il y a un an, si l’on m’avait demandé de participer à une expédition où je pourrais être amené à couper une tête, j’aurais dit non, tout de suite. Aujourd’hui, j’hésite…
Je n’aurai pas l’occasion de trancher ce cas de conscience, il n’y aura pas d’autres incursions ennemies, et nous ne monterons pas d’expédition punitive durant mon séjour. C’est aussi bien. »
Panjamon – Une expérience de la vie sauvage, 1971, Jean-Yves Domalain.
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