« Bien que mes connaissances en ethnologie ne soit pas très étendues, j’ai néanmoins, comme tout le monde, entendu parler de ces épreuves que certaines peuplades font subir aux jeunes hommes, ces fameuses initiations si folkloriques… En Nouvelle-Guinée, dans certaines tribus, on incise le gland du pénis avec un silex. Chaque civilisation primitive a sa petite spécialité, souvent assez barbares à nos yeux. J’espère qu’ici ils ne vont pas me mutiler le pistolet ; de toute façon, il n’est pas question qu’ils me trafiquent le zizi, palek ou pas palek. Il y a des choses auxquelles on tient… […]
À quelques pas de la rivière, sur la plage, un grand trou a été creusé, qui ressemble étrangement à une fosse : environ deux mètres de long sur un de large, profondeur un mètre. C’est, en fait, la reproduction à grande échelle d’un piège de fourmilion. Le fourmilion, avant d’atteindre le stade imago, est un insecte informe, au ventre ballonné, monstrueux, terminé d’un côté par deux immenses pinces en faucille. Un ventre et une paire de pinces, c’est tout ce que c’est. […]
Ce trou ressemlbe donc au piège du fourmilion, mais, Dieu merci, sans ce dernier tapi au fond. En revanche il y a des fourmis, des milliers et des milliers de fourmis, qui essaient vainement d’escalader les pentes obliques et friables. Celles qui réussissent à s’approcher des bords sont impitoyablement repoussées par les gosses, qui prennent un vif plaisir à ce jeu.
Le village est maintenant rassemblé autour de la fosse. Le chef m’a préalablement expliqué ce qu’il fallait faire. Apparemment ce n’est pas très compliqué : il suffit de sauter au fond du trou et de s’allonger…
Je ne puis pas dire que j’ai véritablement peur, j’ai plutôt peur d’avoir peur… Il ne s’agit pas de courage à proprement parler, ma vie n’étant pas en danger, mais de savoir contrôler mes nerfs, car une fois étendu au fond, je ne dois plus bouger, pendant que ces milliers d’insectes, rendus furieux par les quelques jours de captivité dans les bambous, s’acharneront sur moi. […] À moi de jouer. […]
La coutume veut que le nouvel initié s’étende de tout son long et qu’il demeure immobile, sans manifester de signes de souffrance. Lorsque les autres guerriers estiment l’expérience concluante, ils le font savoir à celui qui est dans le trou. C’est l’affaire d’une minute ou deux, peut-être un peu plus ? Il est pratiquement impossible d’évaluer le temps lorsqu’on est dans cette situation.
Pas de problème, ça fait mal ; c’est extrêmement pénible, mais c’est tout de même supportable. Les premières secondes passées, on ne sent pour ainsi dire plus rien.
Le plus douloureux, le plus intolérable, ce sera plus tard la réaction secondaire : les minuscules injections d’acide formique passent rapidement dans la circulation, d’autre part tout le corps est une immense plaie, très peu profonde vu la taille réduite des mandibules, mais étendue. La démangeaison qui s’ensuit est parfaitement insupportable. Sitôt mon temps d’épreuve terminée (je suis d’ailleurs incapable de sortir du trou par moi-même, j’ai la tête qui tourne et je ne vois rien…), quelques femmes, avec des chiffons d’une propreté douteuse, nettoient le sang qui perle doucement sur tout mon corps et me badigeonnent de saumure de poisson.
En principe, sous la morsure du sel, je devrais bondir, mais je ne sens strictement rien. J’ignore la raison d’être de la saumure, son rôle est-il de faire souffrir un peu plus, de désinfecter les plaies ? Pendant les minutes qui suivent, mon état ne s’améliore pas, l’acide continue à pénétrer dans mon sang, comme s’il avait été injecté par une piqûre sous-cutanée. Je crois bien que je suis tombé dans les pommes. Lorsque je commence à me rendre compte de ce qui se passe autour de moi, je constate que je suis seul sur la plage. Tout le monde est rentré au village. Seuls quelques chiens tournent autour de moi, ou me regardent, assis.
Le hican, la saumure de poisson, dégage une odeur effroyable, et aussi étrange que cela puisse paraître, c’est vraiment le seul souvenir précis qu’il me reste de ces moments.
Maintenant, il faut que je parte dans la forêt, loin de la tribu, jusqu’à ce que mes plaies soient cicatrisées. En principe, pendant cette période, l’adolescent, car initialement cette épreuve est réservée aux jeunes hommes d’une quinzaine d’années, est considéré comme hantou, c’est-à-dire maudit, intouchable, et quiconque le débusque peut le tuer sur place pour conjurer le mauvais sort. Je ne dois en aucun cas rentrer au village avant complète guérison car ma venue amènerait immanquablement sur toute la tribu la colère des esprits, et par suite des hommes. »
Panjamon – Une expérience de la vie sauvage, 1971, Jean-Yves Domalain.
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