Horizombre

« Au-delà du jeunisme de Canal+, nous pouvons voir sur nos écrans défiler l’après-midi des publicités traitant de baignoires sécurisées, de fuites urinaires et d’assurances obsèques. Nous vivons dans un monde idéologiquement dominé par l’âge, dans lequel les jeunes sont incités à se préoccuper de leur retraite avant même d’avoir trouvé un emploi. Bien loin d’avoir des vieux qui restent jeunes d’esprit, les sociétés les plus avancées fabriquent des jeunes programmés pour le vieillissement, qui veulent par exemple le plus vite possible acheter un logement – c’est un complément de retraite – et contribuent ainsi, en faisant monter les prix, à la diminution de leur propre surface habitable. Pour compléter le tableau, « l’État social des classes moyennes et des vieux » n’investit plus vraiment dans la construction de logements.

Et si les jeunes ne sont pas contents, qu’ils s’en aillent : en Amérique, en Australie, ailleurs en tout cas. L’horizon du voyage et de l’émigration des jeunes est l’un des thèmes de prédilection de nos médias, particulièrement de ceux qui sont achetés et lus par des vieux. Étudiant ou cuisinier aux
États-Unis, barman à Londres, humanitaire en Afrique de l’Ouest : toute aventure est bonne à prendre. Alors, pourquoi pas djihadiste en Syrie pour les jeunes de banlieue englués dans le chômage et la petite délinquance ? Je ne plaisante pas. On peut, sans rire, prétendre que le mirage de l’État islamique n’est qu’une adaptation de l’idéal de l’émigration des jeunes si chaudement recommandé par nos magazines. Selon l’IFOP, en mars 2014, 49 % des lecteurs de L’Express, 56 % des lecteurs du Point, et 57 % des lecteurs du Nouvel Observateur avaient plus de 50 ans.

Sans sombrer dans un moralisme de type religieux rétrograde, nous devons quand même constater que l’horizon social et moral qui est proposé aux jeunes des sociétés les plus avancées est franchement insuffisant, en dépit d’un progrès technologique qui demeure stupéfiant, exaltant même. Mais l’horizon, au-delà de l’adolescence, en France aujourd’hui, ce n’est pas seulement le jeu vidéo, le réseau social et une sexualité libérée. C’est aussi le spectacle, moralement dégradant, de la hausse des inégalités et de 10 % de chômage acceptés, c’est le cinéma permanent des politiciens qui font semblant de s’opposer les uns aux autres et d’un Parlement réduit à une scène de théâtre, c’est l’insensibilité des classes moyennes protégées dont la télévision continue de nous vanter la vie. »

Qui est Charlie ?, Emmanuel Todd, 2015.

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