« Le droit s’est substitué à la psychiatrie pour différencier les « paraphiles » autorisés des « paraphiles » sociaux, c’est-à-dire ceux dont les actes tombent sous le coup de la loi : violeurs, pédophiles, assassins, maniaques, criminels sexuels, exhibitionnistes, violeurs de sépultures, harceleurs. Sont également assimilés à cette catégorie de « déviants » ou de « délinquants » tous ceux qui, bourreaux et victimes d’eux-mêmes et des autres, troublent l’ordre public en portant atteinte, par leur comportement nihiliste et dévastateur, à l’idéal véhiculé par le biopouvoir : homosexuels nomades infectés par le virus du sida et jugés coupables de le transmettre par refus de toute protection, adolescents délinquants récidivistes, enfants dits « hyperactifs », agressifs, violents, échappant à l’autorité parentale ou scolaire, adultes obèses, dépressifs, narcissiques, suicidaires, volontairement rebelles à tout traitement. (…)
Mais, au cœur de cette hiérarchie de la misère humaine qui tend à s’imposer dans l’opinion publique, les sans-domicile fixe, sales, alcooliques, odieux et vivant avec leurs chiens, sont regardés aujourd’hui comme les plus nuisibles – c’est-à-dire les plus pervers – puisqu’on les accuse de jouir de ne pas travailler. Et pour les éloigner de la cité, les nouveaux Homais de l’hygiénisme moderne prétendent désormais combattre leur puanteur en déversant sur eux des substances malodorantes. Mais peut-on ainsi, sans pervertir la loi, lutter contre une puanteur par une autre puanteur agréée par l’État ?
Comment ne pas voir que le pervers, dans de telles conditions, et même s’il n’est pas nommé, est toujours l’autre absolu que l’on rejette au-delà des frontières de l’humain tantôt pour le traiter, de façon perverse, comme un déchet, et tantôt, au contraire, pour combattre sa tyrannie, dès lors qu’il parvient à exercer une emprise malfaisante sur le réel ? Une emprise d’autant plus troublante qu’elle serait capable, pense-t-on, de porter atteinte, non seulement à ce que le corps social considère comme son genos le plus précieux – l’enfant -, mais aussi à ce qu’il est lui-même : une communauté régie par des lois. »
La part obscure de nous-mêmes, Elisabeth Roudinesco, 2007.
Légende: L’Autre Monde, Richard Stanley, 2013.
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