« Comme cela arrive souvent avec les grandes figures, il n’est pas interdit de penser que ce que les gens ont alors projeté sur Marco Pantani en disait plus sur eux-mêmes que sur lui. On ne l’a pas aimé parce qu’il gagnait. Quelques dizaines de victoires dans toute sa carrière, soit à peu près ce qu’Eddy Merckx moissonnait en une année. On l’a aimé parce qu’il déjouait les pronostics et qu’il faisait tomber les puissants, les favoris et les tenants du titre, Indurain, Tonkov ou Ulrich. On l’a aimé parce que la vie ne lui faisait pas de cadeaux. On l’a aimé parce qu’il pratiquait un cyclisme que l’on avait cru réservé aux fantasmes ou aux livres d’histoire. On l’a aimé parce que face aux micros, il ne récitait pas des communiqués de presse écrits par d’autres, mais qu’il disait la vérité, sa vérité. On l’a aimé parce qu’il avait l’air faillible, et qu’il l’était pour de vrai. On l’a aimé, surtout, parce qu’on sentait bien que dans ses démarrages à répétition se jouait autre chose qu’une simple victoire d’étape, mais quoi ? Un jour que le journaliste Gianni Mura lui avait posé la seule question valable – « Marco, pourquoi vas-tu si vite en montagne ?« – Pantani avait répondu : « Pour abréger mon agonie. » A l’époque, personne n’avait vraiment compris de quelle agonie le champion parlait. Rétrospectivement, la phrase a pris un tout autre relief. C’est sans doute l’apanage des grands héros tragiques que de voir avant les autres ce qui finira par leur arriver. (…)
Le 5 juin 1999, le jour de Madonna di Campiglio, le deuxième au classement général du Giro, Paolo Savoldelli, avait refusé d’endosser le maillot rose qui lui revenait de droit après l’exclusion de Pantani. « C’est le maillot de Marco », avait-il opposé aux organisateurs. Combien de choses sont encore à Marco aujourd’hui ? Son nom est inscrit parmi les 21 virages de l’Alpe d’Huez, dont il détient toujours le record de la montée. Le Gran Sasso a été rebaptisé « montée Marco-Pantani ». La Carpegna, sur laquelle il allait se tester avant chaque course, a été renommée « montée Marco-Pantani ». Au huitième kilomètre du Mortirolo se trouve un monument dédié à Marco Pantani. Quatre kilomètres avant le sommet du Galibier se trouve une stèle dédiée à Marco Pantani. Un projet est en cours pour ériger une statue du champion haute de six mètres à Montecampione, là où en 1998 il avait décramponner Tonkov. Avec les années, c’est devenu une tradition : chaque coureur qui s’illustre sur l’un de ces cols présente ensuite ses hommages à la mère du défunt. Le dernier en date est le Colombien Egan Bernal. Vainqueur en octobre 2019 sur le sanctuaire d’Oropa, où Pantani avait remonté puis lâché un à un tous ses adversaires sur le Giro 1999, l’actuel tenant du titre du Tour de France avait appelé Tonina au pied du podium pour lui dire combien il avait pensé à son fils en grimpant, avant de faire le pèlerinage à Cesenatico.
Il est tentant de lire dans cette interminable procession, un aveu de culpabilité généralisé. Culpabilité du monde du cyclisme, qui a tourné le dos au meilleur des siens au premier coup de vent contraire et tente désormais de se racheter. Et culpabilité de l’Italie, qui a pris un plaisir presque sadique à détruire un homme qu’elle avait placé au firmament. Comme souvent, c’est l’écrivain Roberto Saviano, la mauvaise conscience de l’Italie, qui a mis son pays en face de ses responsabilités en écrivant en 2014, dix ans après la mort du Pirate : « Le pays ému qui réclame aujourd’hui justice pour Pantani est le même qui l’a laissé se faire dévorer par la boue et les insinuations. Espérer la chute d’une personne excellente comme seul moyen de conforter et justifier sa propre médiocrité est une dynamique typiquement italienne. (…) On s’est acharné sur un individu, comme pour exonérer les fautes de tous les autres. » »
Pédale! #10, Été 2020.
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