« Dans la vie-jeu des consommateurs postmodernes, les règles changent sans arrêt en cours de partie. La stratégie annoncée consiste donc à ne faire durer aucune partie – de sorte qu’un jeu de vie mené raisonnablement demande la division d’une même grande partie globale, dotée d’enjeux colossaux, en une série de parties brèves et étroites dotées de petits enjeux. Les principes directeurs de tout comportement rationnel deviennent : « Détermination à vivre un jour après l’autre » et « Décrire la vie quotidienne comme une succession d’urgences mineures ».
Ne faire durer aucune partie signifie se méfier des engagements à long terme. Refuser d’être « fixé » d’une manière ou d’une autre. Ne pas se faire ligoter à un endroit, quand bien même il est présentement agréable d’y faire une halte. Ne pas consacrer entièrement sa vie à une seule vocation. Ne jurer consistance et loyauté à rien ni personne. Ne pas contrôler l’avenir, mais refuser de l’hypothéquer : veiller à ce que les conséquences du jeu ne lui survivent pas et renoncer à la responsabilité des conséquences qui lui survivraient. Interdire au passé de porter sur le présent. Bref, sectionner le présent aux deux extrémités, le couper de l’histoire. Abolir toute forme de temps autre qu’un ensemble ou une séquence arbitraire d’instants présents ; soumettre le flot du temps en un présent continu.
Une fois démantelée et ne constituant plus un vecteur, le temps ne structure plus l’espace. Au sol, il n’y a plus d’« en avant » ni d’« d’en arrière » ; seule compte l’aptitude à ne pas rester tranquille. […] La pierre angulaire de la stratégie de vie postmoderne n’est pas la construction de l’identité, mais le fait d’éviter d’être fixé.
À quoi la stratégie du « progrès » de type pèlerin pourrait-elle bien servir dans notre monde ? Ici, non seulement les emplois-à-vie ont disparu, mais encore c’est à peine si les métiers et les professions, qui ont pris la déroutante habitude de surgir de nulle part et de disparaître sans prévenir, peuvent être vécus comme des « vocations » au sens que Wever donne à ce terme (et, comme pour retourner le couteau dans la plaie, la demande des compétences requises pour pratiquer ces professions dure rarement plus que le temps qu’on met les acquérir – nombre d’étudiants l’ont appris à leur grand désespoir). Les emplois ne sont plus protégés, et très certainement pas plus que les endroits fragiles et précaires où on les exerce ; où que l’on prononce les mots « rationalisation », « investissement » ou « progrès technique » on peut être sûr que de nouvelles suppressions d’emplois et de lieux de travail sont prévues.
La stabilité et la loyauté du réseau des relations humaines ne se porte pas mieux. Nous vivons dans ce qu’Anthony Giddens appelait la « relation pure », dans laquelle on s’engage « pour son propre bien, pour ce que peut en tirer chaque personne ». »
La vie en miettes, Zygmunt Bauman, 2003.
Légende: How to get ahead in advertising, Bruce Robinson, 1989.
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