Sérieux ?

« Dans un merveilleux article consacré à la diversité des sciences sociales, le Norvégien Johan Galtung comparait, il y a plus de trente ans, les styles intellectuels anglo-saxon, germanique, français et japonais (Saxonic, Teutonic, Gallic et Nipponic selon sa propre terminologie). Il y évoquait l’intellectuel anglais ou américain, empirique, concepteur d’une multitude de pyramides de taille modeste, point trop abattu lorsque l’invalidité de l’une de ses petites constructions était démontrée. Il peignait l’intellectuel japonais comme un homme (ou une femme) pourvu(e) d’une roue mobile lui évitant un engagement trop fort dans un modèle trop défini, soucieux avant tout de ne pas oublier la complexité du monde. Il y décrivait l’intellectuel allemand, architecte d’une impressionnante pyramide unique, mais prêt à s’effondrer psychologiquement si la fausseté de son système était prouvée. Il en venait enfin à l’intellectuel français, bâtisseur comme l’Allemand d’une grande théorie, mais que Galtung représentait joliment comme un hamac tendu entre deux pôles, un système sous tension jamais pris complètement au sérieux par son auteur, lui-même pressé de fuir autour d’un bon déjeuner une discussion de fond. Écoutons Galtung : « Je pense que l’intellectuel allemand (Teutonic) croit vraiment ce qu’il dit, une chose que son équivalent français (Gallic) ne ferait jamais vraiment… L’intellectuel français (Gallic) aurait plutôt tendance à considérer son modèle comme une métaphore qui jette un peu de lumière sur la réalité mais ne devrait pas être prise trop au sérieux. »

Nous pourrions ne voir ici qu’une reprise scandinave du thème éculé de la légèreté française. Mais quand il est question de racisme, la présence ou l’absence d’esprit de sérieux est un facteur sociologique capital. Car si quelque chose peut rendre le racisme vraiment dangereux, c’est bien l’esprit de sérieux. C’est lui qui conduira cent familles américaines blanches à déménager lorsqu’une ou deux familles noires s’installeront dans leur rue, ou qui imposera aux Allemands, plongés dans l’effort de la Première Guerre mondiale, de perdre du temps à vérifier que les juifs font bien leur devoir militaire. C’est le même esprit de sérieux qui vient d’entraîner la même Allemagne dans cet incroyable « débat » sur la circoncision des enfants, pour conclure par une loi qu’elle était licite pour les musulmans et les juifs. Les Français sont incapables de ce genre de sérieux, qui exige des hommes qu’ils respectent réellement les lignes et les frontières définies par l’idéologie. L’attitude française centrale, imposée ici pour son bonheur à toute la périphérie, présente en Charlie comme chez les électeurs du FN ou les gosses des banlieues, n’est nulle part plus apparente que dans les rapports entre les sexes. L’anthropologie concrète se charge de convertir l’homme universel de l’idéologie en femme universelle de la vie quotidienne, l’homme concret différent en une femme concrète différente, beaucoup plus difficile à rejeter qu’un concept, surtout si elle est très jolie. Hésitant entre une belle exotique et un boudin national, l’universaliste français fera en général le bon choix. Une femme française agira de même.

L’absence de sérieux idéologique dans les rapports entre les sexes est un socle sur lequel on peut bâtir. C’est ainsi que la France pourrait rester elle-même, mais surtout pas en cultivant l’idéologie du blasphème, en exhortant à soutenir l’effort d’éducation civique ou au nom de la défense prioritaire de la laïcité, et autres foutaises grandiloquentes. La France s’en sortira peut-être parce que, Dieu merci, elle n’est jamais complètement sérieuse. J’ai eu longtemps une foi absolue dans la capacité de mon pays à assimiler les immigrés de toutes origines – juifs, asiatiques, musulmans et noirs. Je dois avouer que le doute m’envahit depuis peu. Paris sera peut-être malgré tout un jour l’une des merveilles de la planète, la ville où auront fusionné des représentants de tous les peuples du monde, une nouvelle Jérusalem où les phénotypes séparés par la dispersion d’homo sapiens sur toute la terre, durant plus de 100 000 ans, auront été mêlés, brassés, recomposés en une humanité libérée de tout sentiment racial. Mais même si la France parvenait finalement à redevenir elle-même, la route sera beaucoup plus chaotique que je ne l’avais imaginé il y a vingt ans. Il est déjà certain que ma génération ne verra pas la terre promise. »

Qui est Charlie ?, Emmanuel Todd, 2015.

Comments are closed.