Le Feu de la Saint-Jean

« J’aime quelquefois autant la folie des anciens usages ou leur simplesse bonace, pourvu qu’ils ne soient pas nuisibles, que la sagesse des nouveaux.

C’était le soir de la veille de Saint-Jean. Tout le monde allait à la Grève voir tirer un feu mesquin ; du moins tel était le but du grand nombre. Mais certaines gens en avaient un différent. Les filous regardaient cette fête comme un bénéfice annuel ; d’autres, comme une facilité pour se livrer à un libertinage brutal. Toutes les occasions d’attroupement, quelles qu’elles soient, devraient être supprimées, à cause de leurs inconvénients. Du Hameauneuf m’accompagnait, sans que je le susse. Je l’aperçus à l’entrée du quai de Gesvres. Nous marchâmes ensemble : – Si vous voulez observer, me dit il, il faut un peu vous exposer. Ce n’est pas à la lisière de la tourbe que rien se passe, avançons. » Je sentis qu’il n’avait pas tort, et quelque répugnance que j’y eusse, je perçai la foule à la suite de mon conducteur. On me parut d’abord assez tranquille. Mais, en écoutant la conversation, je compris qu’un groupe d’ouvriers orfèvres et horlogers de la place Dauphine ne formait un cercle, et ne rassemblaient adroitement, au centre des jeunes personnes assez jolies, que pour les rendre victimes de l’imprudente curiosité qui les aveuglait. – Attention ! me dit M. du Hameauneuf. J’observai donc la manœuvre qui se continuait. Il encerclait tous les gens qui paraissaient avoir de l’argent et des montres. On les poussait par un petit mouvement ondulatoire, dont ils s’apercevaient à peine et celui qui les faisait avancer plus brusquement était celui qui se plaignait davantage de la presse. Tout ce monde resta honnête jusqu’aux premières fusées. – Attention ! répéta du Hammeauneuf. Sans moi, vous étiez entraîné ; mais nous nous sommes soutenus à nous deux. J’observai que les ondulations redoublaient. Je ne regardais nullement les fusées, et je m’aperçus que les filous en faisaient de même ; il me parut qu’ils glissaient la main dans les poches ou les goussets, lorsque la fusée s’élevait, et qu’ils retiraient l’ameçon pendant les cris et les trémoussements qu’excitait chaque baguette tombante. mais bientôt je quittai cette scène pour l’autre.

Les compagnons orfèvres agissaient de leur côté. Les imprudentes renfermées dans les différents cercles qu’ils formaient, me parurent enlevées les unes à deux pieds de terre, les autres couchées horizontalement sur les bras ; quelques unes étaient au milieu d’un double cercle. Toutes étaient traitées de la manière la plus indigne et quelquefois la plus cruelle. Leurs cris n’étaient pas entendus car les polissons choisissaient les instants de la chute des baguettes et que dans les autres moments ils poussaient eux mêmes des cris qui couvraient ceux de leurs victimes. Du Hameauneuf perçait les différents cercles comme une tarière, et m’y faisait pénétrer. – Ne dites pas un mot ! m’avait-il recommandé : nous serions étouffés. Nous vîmes des choses horribles : entre autres, au milieu d’un triple cercle, une jeune fille avec sa mère, qu’on rendait témoin et participante des infamies faites à sa fille. Cette infortunée se trouva mal. Le reste du récit ne peut se faire. Le feu finit heureusement et ce fut pour la dernière fois. Le Prévôt des marchands fut instruit de ce que nous avions vu , et cette cause, réunie à une autre, fit cesser un dangereux enfantillage. Les filous et les polissons s’écoulèrent comme l’eau, et les insultées se trouvèrent entourées de gens tout différents, qui n’imaginaient autre chose, sinon qu’elle savaient été trop pressées. Du Hameauneuf me dit alors : – Les clercs et les ouvriers des professions qu’on nomme relevées se permettent, dans toutes les occasions où ils se trouvent confondus avec la foule, des actions atroces. La raison en est simple ; le travail de ces jeunes gens n’est pas fatigant et laisse au corps toute sa vivacité : ensuite ils se corrompent mutuellement par la communication et dès qu’ils se trouvent avec des femmes qu’ils peuvent toucher, ils suivent tous les écarts d’une imagination déréglée. Vous voyez de l’autre côté ces gens sans bourse, sans montre, sans boucles de souliers ni de jarretières : ils ont été enlevés, par leurs officieux valets de chambre qui formaient cercle et file. Ceux du cercle donnaient à ceux de la file : arrêtez-vous les premiers, vous ne leur trouvez rien ; tout est déjà sorti de la place à la fin du feu. »

Les Nuits de Paris, Nico­las Edme Res­tif de la Bre­tonne, 1788.

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