1. Que répondre à ceux qui vous demandent pourquoi vous regardez ?
Ne vous lancez tout simplement pas dans ce débat. Ceux qui vous posent la question ne peuvent comprendre que le Tour est un existentialisme, marqueur indélébile de votre été alpha, celui de vos 14 ans, et aujourd’hui une nostalgie, le souvenir d’une époque où vous croyiez encore à la possibilité de l’insouciance. C’était le début de l’été, il faisait toujours beau, vous preniez l’antenne et soudain surgissaient les maillots de la Banesto, de la Polti, de la Gewiss, seulement interrompus, parfois, par la voix de Jean-Paul Ollivier. Ces après-midi sans chrono installaient l’idée folle de la vie sans dimanche soir ni lundi, et presque sans temps, qui vous attendait pour les deux mois suivants. Vous partiriez en camping à Vias ou Bormes-les-Mimosas, où vous espériez tomber amoureux. Vous regarderiez les parents charger la voiture comme si vous quittiez tout. En attendant, vous enregistriez des noms et des souvenirs qui, sans le savoir, allaient vous accompagner toute la vie. Melchor Mauri qui porte Laurent Jalabert au pied de Mende, Bjarne Riis qui met fin à l’empire Indurain dans Hautacam, Peter Luttenberg qui perd ses cheveux, Johan Bruyneel qui disparaît derrière un parapet, l’étape de Montbéliard du Tour 97, Jan Ulrich en difficulté dans le col du Hundsruck, qui passe des relais de 500 mètres entre deux scieries, Leonardo Piepoli, Fernando Escartin, Ivan Gotti. Qui peut comprendre cela ? Votre thérapeute, éventuellement.
2. Où et dans quelles conditions regarder ?
Peu de vrais défis jalonnent la vie d’un honnête être humain. Essayer d’atterrir dans le salon d’une maison de campagne – n’importe quelle campagne – pour profiter d’une étape du Tour en est un. Un salon que vous plongerez dans une semi-pénombre, des volets à l’espagnolette laissant filtrer quelques rais de soleil. Très important : la pièce doit rester fraîche, mais laisser deviner la chaleur écrasante qui étire les heures à l’extérieur. Pourquoi ne pas entrouvrir une fenêtre, par exemple ? Ne conviez personne (une étape de montagne doit aussi être une souffrance solitaire pour celui ou celle qui la regarde), ou alors quelques mouches, afin qu’elles tournent dans la pièce. Posez L’Équipe et votre Guide du Tour à proximité pour vous y référer au moment de vérifier un numéro de dossard ou deux sans devoir vous lever. Vous voilà prêt. Las, ce graal de quiétude contemporaine n’est accessible qu’aux plus chanceux : juilletistes, chômeurs, retraités (ne commettez pas l’erreur de garder les petits-enfants, sauf pour leur transmettre la passion du Tour) et adolescents s’apprêtant à perdre leur virginité sur une plage de l’île d’Oléron avec un(e) partenaire de passage. Modernité et nouveaux modes de management obligent, ces catégories historiques ont néanmoins été récemment rejointes par les fameux télétravailleurs – car on sait bien ce qui gagne, entre télé et travail. Pour les autres, un seul conseil : ne jamais regarder d’étape dans un bar. Avez-vous vraiment envie d’entamer une discussion avec un type en colère contre « ces drogués de cyclistes » ?
Pédale! #9, Été 2019.
« Je ne sais pas si j’ai pris pour tout le monde, mais putain, tout le monde en avait évidemment ras-le-bol de voir le cyclisme dans cette spirale infernale, détesté par tous. Ce n’était pas ma nature d’aller claironner devant. Sauf qu’avec mon maillot de champion de France sur le dos, numéro un mondial, les coureurs m’ont poussé à le faire. Tout le monde était unanime à Tarascon-sur-Ariège: ‘Laurent, c’est à toi d’aller le dire, on doit faire grève, machin.’ Pascal Chanteur notamment, qui est aujourd’hui le président de l’UNCP, et d’autres. OK, je le fais, mais ça s’est vite dispersé dans la demi-heure suivante sur un coup de pétard, comme une volée de moineaux. Les mecs ont pris des coups de pression de leur équipe. ‘Tu repars, sinon l’an prochain, tu peux aller chercher du boulot!’ Ils sont repartis. Il restait une poignée de braves: Dudu, Pantani, quelques coéquipiers à lui, mon frère. Moi, je voulais pas non plus me désavouer. (…)
C’est sûr, des choses ne tournaient pas rond et il fallait de toute façon les bannir. Mais comme dans tous les sports, et je trouve très dommage que le vélo ait souffert de cette image-là. Probablement que des champions n’étaient pas si champions que ça, OK. Mais personne ne se rend compte qu’il y a des anomalies dans d’autres sports ? Il n’y a pas eu d’affaire Festina dans le ski de fond peut-être ? Je ne vais pas parler mal des skieurs, mais je m’interroge, quand même. Voilà ma position. Après, tant mieux pour la génération en place. Elle gagne bien mieux sa vie et je suis tenté de dire que le milieu est plus sain, mais sans être complètement convaincu. »
Laurent Jalabert, Pédale! #9, 2019.
« Armstrong était un champion énorme, mais qui a tout mis en œuvre pour devenir le champion qu’il a été. Ullrich buvait des binouzes. Un matin, il se réveillait: ‘Putain, il y a le Tour!’ Pour moi, c’était lui, le vrai champion. Parce que – qui sait? – s’il n’avait pas bu des bières tous les hivers… S’il avait fait pareil qu’Armstrong, il l’aurait peut-être défoncé. Ulrich, t’as l’impression qu’il s’est un peu sabordé. (…)
Tu gardes toujours un rapport particulier aux champions de ton enfance. Ullrich, Vinokourov, Mayo, des gars comme ça. Les gens ne captent pas que c’est hyper-romanesque. Ullrich, il est à ça de gagner. Et il tombe. Il se gaufre comme une merde. Putain. Sous la pluie, là. C’est atroce. Et ce que j’aimais bien, c’est que c’était un peu des escrocs en même temps (il rit). Les mecs étaient quand même rock’n’roll. Leurs vies, c’est des films de Scorsese. Les ambiances avec les poches de sang dans les hôtels, ça devait quand même être quelque chose, complètement délirant. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a moins d’escrocs, moins de dopage, et tant mieux, mais c’est moins scorsesien. (…)
Je ne cautionne absolument pas le dopage, mais honnêtement, je ne me sens pas du tout trahi. A aucun moment, les émotions que j’ai ressenties pendant le Tour de France ne sont remises en cause parce que j’apprends que telle personne était dopée. Le spectacle que j’ai vécu, ça reste le spectacle que j’ai vécu. Moi, je me mets une poche de sang, je vais pas être Jan Ullrich. »
Vincent Lacoste, Pédale! #9, 2019.
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