« A midi, tout est couvert, tout est effacé, il n’y a plus de monde, plus de bruits, plus rien. Des fumées lourdes coulent le long des toits, et emmantellent les maisons; l’ombre des fenêtres, le papillonnement de la neige qui tombe l’éclaircit et la rend d’un rose sang frais dans lequel on voit battre le métronome d’une main qui essuie le givre de la vitre, puis apparaît dans le carreau un visage émacié et cruel qui regarde.
Tous ces visages, qu’ils soient d’hommes, de femmes, même d’enfants, ont des barbes postiches faites de l’obscurité des pièces desquelles ils émergent, des arbres de raphia noir qui mangent leurs bouches. Ils ont tous l’air de prêtres d’une sorte de serpent à plumes, même le curé catholique, malgré l’ora pro nobis gravé sur le linteau de la fenêtre.
Une heure, deux heures, trois heures; la neige continue à tomber. Quatre heures; la nuit; on allume les âtres; il neige. Cinq heures. Six, sept; on allume les lampes; il neige. Dehors, il n’y a plus ni terre ni ciel, ni village, ni montagne; il n’y a plus que les amas croulant de cette épaisse poussière glacée d’un monde qui a dû éclater. La pièce même où l’âtre s’éteint n’est plus habitable. Il n’y a plus d’habitable, c’est-à-dire il n’y a plus d’endroit où l’on puisse imaginer un monde aux couleurs du paon, que le lit. Et encore, bien couverts et bien serrés, à deux, ou à trois, quatre, des fois cinq. On n’imagine pas que ça puisse être encore si vaste, les corps. »
Un roi sans divertissement, Jean Giono, 1947.
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