L’ultime selfie

« Dans la période où se déroule le roman, Patrick Bateman appartenait déjà au 1 % qui n’avait pas encore été nommé ainsi, comme il en ferait partie aujourd’hui. Mais vivrait-il ailleurs, avec des intérêts différents ? Est-ce que les progrès de l’expertise médico-légale – pour ne pas mentionner les caméras de Big Brother virtuellement à chaque coin de rue – l’empêcheraient de se tirer sans dommage des meurtres qu’il confesse avoir commis au lecteur, ou bien l’expression de sa rage prendrait-elle une autre forme ? Hanterait-il les réseaux sociaux en tant que troll utilisant des fausses identités ? Aurait-il un compte Twitter pour se vanter de ce qu’il a accompli ? Présenterait-il sur Instagram sa richesse, ses abdominaux, ses victimes potentielles ?

Durant le règne de Patrick dans les années 1980, il avait encore la possibilité de se cacher, chose qui n’existe tout simplement plus dans notre culture pleinement exhibitionniste. Parce qu’il était pour moi moins un personnage qu’une figure emblématique, une idée, je l’approcherais probablement de nouveau en traitant de sa plus grande peur : qu’en serait-il si personne ne lui accordait la moindre attention ? Une chose qui contrarie terriblement Bateman : en raison du conformisme de la culture d’entreprise, personne ne peut plus distinguer personne (et le roman demande : et quelle différence ça fait de toute façon ?). Les gens sont tellement perdus dans leur narcissisme qu’ils sont incapables de différencier un individu d’un autre, raison pour laquelle Patrick échappe à ses crimes (même s’ils existent dans un scénario fictif). Cela illumine aussi combien peu de choses ont vraiment changé dans la vie américaine depuis la fin des années 1980 : elles sont devenues à la fois plus exagérées et plus acceptées. L’obsession de Patrick concernant ce qu’il aime et n’aime pas, et concernant les détails de ce qu’il possède, porte, mange et voit, a atteint une nouvelle apothéose. À bien des égards, American Psycho est l’ultime série de selfies d’un homme. »

« In the period when the novel takes place, Patrick Bateman already belongs to the as-yet-unnamed one percent, as he probably still would today. But would he be living somewhere else, and with different interests? Would better forensics—not to mention the Big Brother cameras on virtually every corner—prevent him from getting away with the murders he at least tells the reader he has committed, or would his expression of rage take any other form? Would he haunt social media as a troll using fake avatars? Would he have a Twitter account bragging about his accomplishments? Would he be showcasing his wealth, his abs, his potential victims on Instagram?

During Patrick’s ’80s reign, he still had the ability to hide, a possibility that simply doesn’t exist in our fully exhibitionistic society. Because he wasn’t so much a character to me as an emblem, an idea, I’d probably approach him again by addressing his greatest fear: What if no one was paying him any attention? Something that upsets Bateman terribly is that due to corporate-culture conformity, no one can really tell anybody else apart (and the novel asks what difference does it make anyway?). People are so lost in their narcissism that they’re unable to distinguish one individual from another, which is why Patrick gets away with his crimes (even if they’re in a fictional scenario). This also illuminates how few things have really changed in American life since the late ’80s: they’ve just become more exaggerated, and more accepted. Patrick’s obsession with his likes and dislikes and with detailing everything he owns, wears, eats, and watches has reached a new apotheosis. In many respects American Psycho is one man’s ultimate series of selfies. »

White, Bret Easton Ellis, 2019.

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