« Comme certaines représentations dans les rêves sont le produit d’un compromis entre la perception d’une réalité physique qui tend à interrompre le sommeil et le désir de continuer à dormir, l’idée d’une civilisation à défendre, aussi environnée de périls qu’on veuille bien l’admettre, est encore rassurante: c’est le genre de calmant que vendent mensuellement les démocrates du Monde diplomatique, par exemple. Parmi les choses que les gens n’ont pas envie d’entendre, qu’ils ne veulent pas voir alors même qu’elles s’étalent sous leurs yeux, il y a celles-ci: que tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu’il n’en reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n’est déjà plus une civilisation; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c’est celui qui en somme ratifie tous les autres. C’est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant: «Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?», il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante: «A quels enfants allons-nous laisser le monde ?» »
L’abîme se repeuple, Jaime Semprun, 1997.
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