Actrices de gauche / Actrices de droite

« On sait qu’à ses propres yeux comme à ceux de l’étranger, la France s’incarne dans son cinéma, notamment par le choix de ses « stars ». En élisant, pour représenter Marianne, l’actrice la plus populaire de chaque époque, les Français entérinent plus ou moins consciemment la valeur politique des vedettes de l’écran. Chacun a son avis à donner sur le corps des modèles offerts à la communauté. C’est ainsi qu’aux antipodes du glamour américain, les actrices qui acceptent des rôles physiquement ingrats représentent pour les détracteurs du jeune cinéma le symptôme de décadence d’un art qui aurait oublié de distraire. Infatigable admirateur des « séries B » américaines, Alain Paucard stigmatise par exemple les « Vénus phtisiques » qui envahissent « son » cinéma : « Dans le cinéma américain, que ce soit une superproduction ou le plus minable des sitcom, les Américaines sont toutes jolies et même franchement excitantes. On a l’impression qu’aux États-Unis, les belles filles sont soigneusement repérées, retirées de la circulation et réservées à la production cinématographique, donc à l’exportation. En France, c’est rigoureusement le contraire. Alors que nos rues regorges de gisquettes affriolantes, piquantes et sachant s’habiller avec grâce, sitôt qu’on cherche à retrouver ce caractère national dans un film français, c’est la désillusion. Sur l’écran n’évoluent que des maigrichonnes, à la limite de la phtisie, promenant leur air triste de passionaria des droits de l’homme. Ce sont d’ailleurs pratiquement toujours les mêmes et l’on croit savoir que si Isabelle Huppert refuse un rôle de caissière de supermarché, Nathalie Baye fera très bien l’affaire. Et si Baye n’est pas libre car elle tourne un film sur les mères porteuses, on peut avoir, pour le même prix, Miou-Miou ou Nicole Garcia. » (Défense de la série B, L’âge d’homme, 1995)

Derrière cette charge féroce, on note l’étroite correspondance entre les corps des actrices et leurs opinions politiques. Pour l’homme de droite, la « femme de gauche » est une « passionaria » qui fait passer les droits de l’homme avant son apparence personnelle. Une allure « maigrichonne, à la limite de la phtisie » correspond à une sécheresse affective, alors que la « gisquette affriolante », c’est-à-dire aux formes rebondies et aux idées courtes, serait plus à même de revivifier l’art national sur le modèle américain. L’inconscient politique s’exprime ici à plein.

Les vedettes sont « classées » par le public, en fonction de ses propres normes de vie et de conduite. Lorsque le magazine Le Point demande à deux groupes de Français se désignant comme « de droite » ou « de gauche », de décrire le mode de vie de l’adversaire et de l’identifier à des artistes, les réponses sont étonnamment convergentes (« Gauche-droite l’enfer, c’est les autres, » article de Dominique Audibert, Le Point, 27 janvier 1986). Pour la droite, les acteurs qui représentent le mieux la gauche sont Yves Montand et Simone Signoret (pour les actrices, la relève est assurée par Nicole Garcia). A gauche, on identifie comme des acteurs de droite par excellence Alain Delon, Catherine Deneuve, Michèle Morgan et Mireille Darc. Si cette dernière est plus ou moins logiquement associée à Delon (dont elle fut la compagne), on peut s’étonner de voir les deux premières désignées, alors qu’elles n’ont jamais pris parti politiquement (sauf Catherine Deneuve, en faveur de l’avortement). C’est donc plutôt pour une image (élégance, luxe, relative froideur…) qu’on les associe à la femme de droite, une grande bourgeoise un peu distante. »

Mythologies politiques du cinéma français, Yannick Dehée, 2000.

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