Célébrer la médiocrité

« Il importe de se rappeler que Wilson sortit Let’s Talk About Love à un instant charnière du journalisme musical, alors que le légendaire essai de K. Sanneh sur le « rockism », paru en 2004 dans le New York Times, était encore relativement frais. L’écrit de Sanneh fit prendre conscience d’un mouvement anti-rockism qui servait une fin précieuse : il permit aux critiques de dépasser les limites du canon, leur donna la chance de contextualiser leurs propres préférences en matière de goût et d’avouer leurs plaisirs (et déplaisirs) honteux en termes de pop, d’une manière qui coïncidait avec l’essor du « poptimism » culturel. Or, en 2013, une réaction brutale éclata contre la pop d’évasion, celle qui est vue comme plate ou fuyant la réalité – consultez par exemple la polémique lancée par Rick Moody, « I Dared Criticize Taylor Swift » (« J’ai osé critiquer Taylor Swift ») sur le site Salon.com en février 2013 et les commentaires qu’il a suscités.

Or, en même temps, on a vu surgir des critiques anti-rockism qui adoptaient une position défensive vis-à-vis de ce genre de pop : il semblerait que, de nos jours, tout représentant de la pop, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, devienne la cible de flatteries injustifiées de la part d’une publication ou d’une autre. Le problème avec l’anti-rockism est que, s’il affirme utilement qu’une Britney Spears, un Justin Bieber ou une Céline Dion devrait être pris aussi sérieusement qu’un Bob Dylan ou un Stevie Wonder, il en faut beaucoup pour traiter les œuvres de ces artistes comme si elles avaient autant d’importance dans l’évolution historique de la production musicale. Au pire, l’anti-rockism devient un mauvais prétexte pour relativiser le contenu musical et célébrer la médiocrité comme si elle était artistiquement transcendante. Pour le dire autrement, dernièrement les critiques se sont bien trop attachés à louer les vertus d’une musique mineure qui aurait pu être mieux reconnue si on l’avait contextualisée de manière plus significative.

Ce qui semble soutenir ce déluge d’attention critique est la supposition que rien, à l’âge de la « longue traîne »*, ne peut être qualifié de merdique, que toute expression artistique est de valeur tant qu’elle peut se trouver un public. J’aimerais argumenter que, ce dont on continue d’avoir besoin dans la critique musicale, c’est de cultiver une posture « anti-anti-rockism » plus progressiste et stratégique, qui questionnerait la dangereuse relativisation de l’anti-rockism tout en contestant les limites réductrices et essentialisantes du rockism. La critique ne peut être progressiste que si son approche respecte la continuité historique de la réaction aux œuvres artistiques et si elle reconnaît la valeur actuelle du contexte. Let’s Talk About Love est pour moi un modèle d’anti-anti-rockism : il conteste les rockists qui pourraient protester que Céline Dion ne mérite pas qu’on la prenne au sérieux, tout en ne signifiant pas pour autant que son œuvre devrait automatiquement bénéficier d’un sauf-conduit. En évaluant les mérites de la pop, il faut toujours se demander: « Par rapport à quoi? »

*Concept avancé par Chris Anderson dans son ouvrage La Longue traîne : quand vendre moins, c’est vendre plus, selon lequel, avec l’ère d’internet, le commerce « de niche » peut être aussi rentable qu’un commerce de masse.

Let’s Talk About Love – Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût ?, Carl Wilson, 2007/2016, Editions Le Mot et le reste.

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