En direct des ténèbres

« Comment feriez-vous ? – avec du pavé solide sous les pieds, entouré de bons voisins prêts à vous applaudir ou à vous tomber dessus, allant à pas comptés du boucher à l’agent de police, dans la sainte terreur du scandale, de la potence et de la maison de fous – comment imagineriez-vous la région précise des premiers temps où la démarche sans entraves d’un homme peut l’entraîner, en passant par la solitude – la solitude absolue sans agent de police – par le silence – le silence absolu où ne s’entend nulle voix de bon voisin, d’avertissements chuchotés touchant l’opinion publique ? Ces petites choses font toute une énorme différence. En leur absence, il faut retomber sur sa force intérieure, sur sa propre capacité de fidélité. Naturellement il se peut qu’on soit trop sot pour se fourvoyer, trop obtus pour savoir seulement qu’on est assailli par les puissances des ténèbres. Je présume qu’aucun sot n’a jamais marchandé son âme au diable : le sot est trop sot, ou le diable est trop diabolique – je ne sais. Ou il se peut que vous soyez un être si formidablement exalté que vous resterez absolument sourd et aveugle à tout sauf au céleste visible ou audible. Alors la terre pour vous n’est qu’un lieu où vous tenir – et que cet état soit pour votre perte ou votre profit, je ne me prononcerai pas. Mais la plupart d’entre nous ne sont ni l’un ni l’autre. La terre pour nous est un lieu où vivre, où il faut se faire à des spectacles, des bruits, des odeurs aussi, bon Dieu ! respirer de l’hippopotame mort, pour ainsi parler, et ne pas être contaminé. Et c’est là, voyez-vous, qu’on trouve sa force, la foi en sa capacité de creuser de modestes trous pour y enterrer la camelote – son pouvoir de dévouement, non à soi-même, mais à un labeur obscur, éreintant. Et c’est rudement difficile. »

(…)

« C’est une drôle de chose que la vie – ce mystérieux arrangement d’une logique sans merci pour un dessein futile. Le plus qu’on puisse en espérer, c’est quelque connaissance de soi-même – qui vient trop tard -, une moisson de regrets inextinguibles. J’ai lutté contre la mort. C’est le combat le plus terne qu’on puisse imaginer. Il se déroule dans une grisaille impalpable, sans rien sous les pieds, rien alentour, pas de spectateurs, pas de clameurs, pas de gloire, sans grand désir de victoire, sans grande peur de la défaite, sans beaucoup croire à son droit, encore moins à celui de l’adversaire – dans une atmosphère écœurante de scepticisme tiède. Si telle est la forme de l’ultime sagesse, alors la vie est une plus grande énigme que ne pensent certains d’entre nous. J’étais à deux doigts de la dernière occasion de me prononcer, et je découvris, déconfit, que probablement que je n’aurais rien à dire. Il le dit. Depuis que j’avais moi-même risqué un œil par-dessus le bord, j’ai mieux compris le sens de ce regard fixe, qui ne voyait pas la flamme de la bougie, mais qui était assez ample pour embrasser tout l’univers, assez perçant pour pénétrer tous les cœurs qui battent dans les ténèbres. Il avait résumé – il avait jugé. “L’Horreur !” C’était un homme remarquable. Après tout, c’était l’expression d’une sorte de croyance ; il y avait de la candeur, de la conviction, une note vibrante de révolte dans ce murmure ; elle avait le visage horrifique d’une vérité entr’aperçue – le singulier mélange du désir et de la haine. Et ce n’est pas ma propre extrémité que je me rappelle le mieux – une vision de grisaille sans forme emplie de douleur physique, et un mépris insoucieux de l’évanescence de toute chose – de cette douleur même. Non ! C’est son extrémité à lui qu’il me paraît avoir vécue. C’est vrai, il avait franchi ce dernier pas, il était passé par-dessus bord, tandis qu’il m’avait été permis de retirer mon pied hésitant. Et peut-être la seule différence est-elle là ; peut-être toute la sagesse, et toute la vérité, et toute la sincérité, sont-elles strictement comprimées dans ce moment inappréciable de temps dans lequel nous sautons le pas par-dessus le seuil de l’invisible. Peut-être ! »

Au cœur des ténèbres, Joseph Conrad, 1899.
Légende : Cabeza de Vaca, Nicolas Echevarria, 1991.

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