Fatalità

« La fatalité qui semble dominer l’histoire n’est rien d’autre que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des faits murissent dans l’ombre, quelques mains, qui échappent à tout contrôle, tissent la toile de la vie collective et la masse l’ignore parce qu’elle ne s’en soucie pas. Les destins d’une époque se trouvent ainsi manipulés en fonction des visions étroites, des objectifs immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse l’ignore parce qu’elle ne s’en soucie pas. Mais les faits qui ont mûri finissent par se déclarer; mais la toile tissée dans l’ombre est enfin achevée; et alors il semble que la fatalité emporte les choses et les hommes, il semble que l’histoire ne soit qu’un énorme phénomène naturel, une éruption, un tremblement de terre, duquel tous sont victimes, ceux qui l’ont voulu et ceux qui ne l’ont pas voulu, ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas, ceux qui avaient eu une part active et ceux qui étaient indifférents. Et ces derniers se fâchent, voudraient échapper aux conséquences, ils voudraient qu’il soit clair que non, ils ne voulaient pas cela, que non, ils ne sont pas responsables. Certains se mettent à pleurnicher de manière pathétique, d’autres blasphèment de manière obscène, mais rares sont ceux qui se demandent: et si moi aussi j’avais fait mon devoir, si j’avais tenté de faire valoir ma volonté, mon avis, est-ce que ce qui s’est passé se serait passé ? Pourtant ils sont rares ceux qui se reprochent leur indifférence, leur scepticisme, et plus rares encore ceux qui regrettent de ne pas avoir prêté leurs bras et leur activité à ces groupes de citoyens qui ont combattu et se sont proposé de procurer tel ou tel bien, précisément pour éviter ce mal. »

Pourquoi je hais l’indifférence, Antonio Gramsci, 1917/2012. (Éditions Rivages)
Légende: Ciao Maschio, Marco Ferreri, 1978.

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