Point immobilier

« Nous habitions un grand trois pièces au 29e étage de la tour Totem, une espèce de structure alvéolée de béton et de verre posée sur quatre énormes piliers de béton brut, qui évoquait ces champignons d’aspect répugnant mais paraît-il délicieux que l’on appelle je crois des morilles. La tour Totem était située au cœur du quartier Beaugrenelle, juste en face de l’île aux Cygnes. Je détestais cette tour et je détestais le quartier Beaugrenelle, mais Yuzu adorait cette gigantesque morille de béton, elle en était « immédiatement tombée amoureuse », c’est ce qu’elle déclarait à tous nos invités, au moins dans les premiers temps, elle le déclarait peut-être toujours d’ailleurs mais ça faisait bien longtemps que j’avais renoncé à rencontrer les invités de Yuzu, immédiatement avant leur arrivée je m’enfermais dans ma chambre et je n’en sortais plus de la soirée.

Nous faisions chambre à part depuis quelques mois, je lui avais laissé la « suite parentale » (une suite parentale c’est comme une chambre, mais avec un dressing et une salle de bains, je signale ça à l’intention de mes lecteurs des couches populaires) pour occuper la « chambre d’amis », et j’utilisais la salle d’eau attenante, une salle d’eau c’était bien suffisant pour moi : un brossage de dents, une douche rapide et j’en avais terminé. Notre couple était en phase terminale, plus rien ne pouvait le sauver et d’ailleurs cela n’aurait même pas été souhaitable, cependant il faut en convenir nous disposions de ce qu’il est convenu d’appeler une « vue superbe ». Du salon comme de la suite parentale on donnait sur la Seine, et au-delà du 16e arrondissement sur le bois de Boulogne, le parc de Saint-Cloud et ainsi de suite ; par beau temps, on apercevait le château de Versailles.

De ma chambre on avait directement vue sur l’hôtel Novotel, situé à moins d’une encablure, et au-delà sur la majeure partie de Paris, mais cette vue ne m’intéressait pas, je laissais constamment les doubles rideaux fermés, non seulement je détestais le quartier Beaugrenelle mais je détestais Paris, cette ville infestée de bourgeois écoresponsables me répugnait, j’étais peut-être un bourgeois moi aussi mais je n’étais pas écoresponsable, je roulais en 4×4 diesel – je n’aurais peut-être pas fait grand-chose de bien dans ma vie, mais au moins j’aurais contribué à détruire la planète – et je sabotais systématiquement le programme de tri sélectif mis en œuvre par le syndic de l’immeuble en balançant les bouteilles de vin vides dans la poubelle réservée aux papiers et emballages, les déchets périssables dans le bac de collecte du verre. Je m’enorgueillissais quelque peu de mon absence de civisme, mais aussi je tirais une mesquine vengeance du montant indécent du loyer et des charges – une fois que j’avais payé le loyer et les charges, versé à Yuzu l’allocation mensuelle qu’elle m’avait demandée pour « subvenir aux besoins du ménage » (pour l’essentiel, commander des sushis), j’avais dépensé exactement 90 % de mon salaire mensuel, en somme ma vie d’adulte se résumait à grignoter lentement l’héritage de mon père, mon père n’avait pas mérité ça, il était décidément temps que je mette un terme à ces bêtises. »

« Je craignais d’avoir à m’exprimer sur un plan personnel, d’avoir à raconter ma vie, mais ceci ne se produisit pas, dès la commande passée Claire se lança dans une longue narration qui ne visait à rien de moins qu’à synthétiser la vingtaine d’années qui s’étaient écoulées depuis notre dernière rencontre. Elle buvait vite, sec, et il devint rapidement évident que nous aurions besoin de deux bouteilles de rouge (ainsi, un peu plus tard, que de deux bouteilles de blanc). Après mon départ rien ne s’était arrangé, sa recherche de rôles était demeurée vaine, et la situation avait fini par devenir un peu bizarre, entre 2002 et 2007 le prix de l’immobilier à Paris avait doublé, et dans son quartier l’augmentation avait été encore plus rapide, la rue de Ménilmontant devenait de plus en plus hype et le bruit courait obstinément que Vincent Cassel venait d’y emménager, qu’il ne tarderait pas à être suivi par Kad Merad et Béatrice Dalle, prendre son café dans le même établissement que Vincent Cassel était un privilège considérable et cette information non démentie avait provoqué un nouveau bond en avant des prix, vers 2003-2004 elle s’était rendu compte que son appartement gagnait tous les mois beaucoup plus qu’elle, elle devait absolument tenir, vendre maintenant aurait été sur le plan immobilier un suicide, elle en vint à des solutions de désespoir comme se lancer pour le compte de France Culture dans l’enregistrement d’une série de CD de Maurice Blanchot, elle tremblait de plus en plus en me racontant ça, elle me regardait avec des yeux fous et rongeait littéralement son os à moelle, je fis signe au serveur d’accélérer le mouvement.

La bourride de lotte lui apporta un léger apaisement, et coïncida avec un moment plus paisible de son récit. Début 2008, elle répondit à une offre de Pôle Emploi : l’organisme se proposait de mettre en place des ateliers théâtre à destination des chômeurs, l’idée étant de leur redonner confiance en eux-mêmes, le salaire n’était pas énorme mais il tombait régulièrement tous les mois, cela faisait maintenant plus de dix ans qu’elle gagnait sa vie comme ça, à Pôle Emploi elle faisait partie des meubles et l’idée, elle pouvait maintenant le dire avec un vrai recul, n’était pas absurde, cela marchait en tout cas mieux que les psychothérapies, c’est vrai que le chômeur de longue durée se transformait inéluctablement en un petit être recroquevillé et mutique, et que le théâtre, en particulier pour d’obscures raisons le répertoire de vaudeville, redonnait à ces tristes créatures le minimum d’aisance sociale requis pour un entretien d’embauche, en tout cas elle aurait maintenant pu, avec ce salaire modeste mais régulier, s’en sortir, n’eût été le problème des charges, parce qu’une partie des copropriétaires, enivrés par la gentrification foudroyante du quartier de Ménilmontant, avaient envisagé de se lancer dans des investissements proprement délirants, le remplacement du digicode par un système biométrique d’identification de l’iris n’avait été que le prélude à une succession de projets insensés tels que le remplacement de la cour pavée par un jardin zen avec petites cascades et blocs de granite directement importés des Côtes-d’Armor, le tout sous la surveillance d’un maître japonais mondialement connu. À présent sa décision était prise, d’autant qu’après une seconde et plus brève flambée vers 2015-2017 le marché de l’immobilier parisien s’était durablement tassé, elle allait revendre, et de fait elle venait de contacter une première agence. »

Sérotonine, Michel Houellebecq, 2019.

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