J’ai découvert La Manufacture de Livres avec le roman « Classe dangereuse » de Patrick Grenier De Lassagne sorti en 2009, une virée dans l’univers loubard des années 70 au langage âprement étudié. Depuis, La Manuf’ enquille 10 ouvrages à l’année et revendique déjà un catalogue de 50 références, avec d’un côté la fiction, de l’autre le document, et au milieu: toujours le Milieu. Histoires de gendarmes, de voleurs, enfin surtout de voleurs, tueurs, braqueurs, évadés, solitaires, gangs, ou mafias… Des parcours retracés avec une plume toujours sèche et précise, dans des polars d’écrivains chevronnés aux récits « témoignage ». Certains tomes ont fait date comme la somme « Caïds Story » de Jérôme Pierrat, « Guillotine sèche » de René Belbenoît ou plus récemment « Gangs Story », et les photos de Yan Morvan, qu’on a pu retrouvé un peu partout dans la presse. La fascination pour ces mondes parallèles et ces vies dangereuses semble intarissable. Symptomatique de l’époque ? Pas si sûr. En tous cas, c’est tout bon pour La Manufacture qui continue à consolider son stock d’archives dressant un panorama de plus en plus éloquent et éduquant autour du crime en France, durant le 20ème siècle, et au-delà. On dirait que c’est déjà le moment de faire le bilan; Pierre Fourniaud, le taulier, est demandé au parloir.
Dans quelles circonstances a été créé la Manufacture ?
Pierre: La Manufacture est née d’une rencontre. J’avais envie de créer une « série » de livres autour de l’histoire romancée d’une famille issue du grand banditisme, par souci de réalisme, il me fallait « le » spécialiste. J’ai contacté Jérôme Pierrat. La série n’a pas pas marché, mais nous nous sommes associés et nos premiers livres sont sortis en 2009.
Quand vous étiez gosse, vous ne rêviez pas de devenir éditeur j’imagine.
Et bien je crois bien que si : mon père travaillait dans une bibliothèque. J’y allais souvent et j’aimais être entouré de livres, de murs de livres. J’ai été libraire, représentant en livres scolaires en Afrique, éditeur au Seuil… J’ai toujours été accompagné par les livres.
La Manufacture a maintenant une cinquantaine de titres à son actif. Lesquels ont été les mieux accueillis, et les plus descendus ?
J’ai publié deux romans d’un vieux voyou parisien qui refusait de parler, de passer à la télé, et qui préférait noircir des cahiers d’écoliers en dépeignant de manière naturaliste son petit monde du début des années soixante-dix. Ils reflétaient la réalité de ces vies de voyou un peu misérables. On était loin du Parrain et des « codes » du genre. Résultat, ça n’a pas marché. Mais ce serait à refaire, on le referait. C’est le risque de sortir des sentiers battus : qu’est ce que le lecteur aimera ? Retrouver « ses » codes ou au contraire être « secoué »…
J’ai eu d’excellents retours pour Back up de Paul Colize, La politique du tumulte de François Médéline, Gangs story de Kizo et Yan Morvan, La vieille dame qui ne voulait pas mourir avant de l’avoir refait de Margot Marguerite, Guillotine sèche…beaucoup d’autres.
Vous devez souvent rencontrer des problèmes, que ce soit du côté gendarme ou voleur, avec la teneur de certains de vos documents. Est-ce que tout peut être dit tant que le texte respecte les faits ?
Est ce que tout peut être dit ? Belle question. Tant que le texte respecte la loi, tout peut être publié en tout cas. Nous avons eu deux procès, et été condamnés une seule fois pour avoir rappelé le passé lointain d’un « honnête commerçant ».
Une majorité des documents de La Manufacture traite de faits ou d’épopées passées. Est-ce que dépeindre le monde criminel actuel met face à un cas de conscience ? Le crime a beaucoup changé depuis 50 ans ?
Nous avons aussi des titres qui parlent du monde d’aujourd’hui. Le « milieu » suit l’évolution de la société et s’adapte sans cesse. Le milieu parisien décrit par les romans de Carco, Simonin, Le Breton, a disparu après la fin des maisons closes, le départ des classes populaires vers les périphéries. L’argent liquide lui aussi a disparu et avec, pas mal de petits voyous. Les stups ont pris une plus large part. Mais ce qui est resté c’est la violence. Comme le dit Pellegrini, ancien patron de l’antigang, « l’absence de scrupules paie toujours plus que l’intelligence. Lorsque deux truands s’affrontent, c’est toujours le plus cruel qui l’emporte. »
On a déjà reproché à La Manufacture de « glorifier » le crime et l’illégalité ?
Oui bien sûr, mais c’est sans doute qu’on a pas lu nos livres. La vie de voyou ça pue la mort, la trahison : vingt-cinq ans au champagne, vingt-cinq ans au placard… On démystifie beaucoup de choses dans nos récits : le mythe du code d’honneur des anciens voyous ou l’ultraviolence des jeunes aujourd’hui qui serait différente de celle des apaches d’il y a un siècle…
L’expérience de tous ces témoignages a dû aiguiser une vision acerbe de la société française chez vous, non ?
Disons que la société française, par certains aspects, change peu. S’il y a toujours cette attirance trouble pour les voyous, comme dans les années vingt, ce qui frappe surtout c’est cette dénonciation régulière d’un retour à la barbarie. La société se transforme, mais nous avons toujours les mêmes peurs.
Est-ce qu’il y a un code d’honneur strict à La Manufacture ?
Il y a un code d’honneur mais comme tous les codes d’honneur, il n’est pas strict ! Nous publions des textes avant tout, et je ne sais pas ce que je publierai demain.
Y’a t-il un livre que vous auriez aimé publier ?
Oui, j’aurais aimé publier « Les Bas-fonds » de Dominique Kalifa, paru au Seuil.
J’ai l’impression que depuis 3 ans, votre catalogue a explosé. La Manuf, une affaire qui roule ?
Nous publions une dizaine de titres par an, sur un rythme régulier et tranquille. On essaye de creuser notre sillon et ne pas trop se tromper.
‘Gangs Story’ est votre premier ouvrage de photos. Comment vous est venu l’idée de cette collaboration Yan Morvan/Kizo ? Le partenariat avec Planète + était prévu dès le départ ?
Premier livre de photographie oui, mais pas premier livre d’iconographie : nous avions publié en 2011 « Caïds story », une histoire du grand banditisme en France au XXe siècle, écrite par Jérôme Pierrat, qui a donné lieu à un documentaire sur Planète. Kizo avait lui déjà un projet de film et avait sollicité Yan Morvan qui suit depuis quarante ans la banlieue. Nous nous sommes rencontrés chez Planète puisque Kizo avait déjà lancé son projet de documentaire, et en une heure le livre était né !
Avez-vous envie d’étendre votre catalogue vers du support vidéo ?
Notre catalogue est déjà largement « exploité » en images : Caïds story, Gangs story sont aussi des films. D’autres titres comme Les Pégriots, Braqueur, L’histoire vraie des tueurs fous du Brabant vont donner lieu à des adaptations en fiction.
« Caïds Story », puis récemment « Gangs Story » ont été présentés dans Le Grand Journal sur Canal+. Cela a eu un impact sur la popularité des livres ?
Marseille opus mafia aussi…Oui bien sûr, télé, radio, presse, internet…tout peut concourir à donner une visibilité à un projet éditorial. Mais les libraires avec lesquels nous entretenons un lien étroit sont les plus efficaces pour faire démarrer un livre. Ce fut le cas avec Back up ou La politique du tumulte.
Vous restez ouverts à tous les médias, quelque soit le traitement ?
A partir du moment où nous publions, nous nous efforçons de donner un large écho à nos parutions. Alors oui, tous ceux qui peuvent participer de cet écho sont les bienvenus : presse, libraires, blogueurs. J’ai juste refusé toutes les sollicitations suite à la cavale et l’arrestation de Rédoïne Faïd. Le livre Braqueur était sorti dans un tout autre contexte, trois mois avant sa disparition, et je ne voulais pas donner l’impression de surfer sur des événements dramatiques.
Qui s’occupe de l’emballage à La Manuf ? C’est important d’être cohérent dans le visuel comme dans le document ?
Je m’occupe des titres, des quatrièmes. Pour l’icono, nous sommes fidèles à notre graphiste Loïc Vincent. J’ai souvent des idées très arrêtées sur ce que je veux pour les couvertures, il sait les mettre en images ou faire tout autre chose !
Récemment, « Back up » de Paul Colize a été sélectionné pour le Prix Goncourt Belge, du jamais vu pour un polar. C’est un peu une consécration pour La Manufacture ?
La consécration aurait été d’avoir le prix !
« Coeur de Gang » de Jo Dalton vient de paraître. Dites m’en un peu plus sur la genèse de ce bouquin.
Jo Dalton était un personnage photographié par Yan Morvan dans Gangs story, sa vie ou plutôt ses vies sont passionnantes : membre d’une bande, incarcéré à tort, cinq fois champion de France de taekwondo, éducateur, grand frère. Son livre nous a tout de suite plu.
Un dernier mot, des projets ?
Des mauvais garçons, des tatoués, des bordels à Bangkok, des guillotinés, le patron de stups, un très grand roman américain des années 30, une histoire d’indics, le crime organisé en Israël, la vie d’une jeune fille dans une cité…
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