Le Tableur et la Mort

« Observons-le dans la nuit, l’homme hypermoderne, observons-le au plus près de sa vie ordinaire, à l’échelle 1 de sa vie sur-attentive aux progrès de la technique et de la vitesse de l’information. Il est grand, petit, gros, mince, blond, brun, grisonnant, dégarni. Il est assis en face de moi, dans le compartiment de ce train dévolu aux élaborations numériques et studieuses des sociétés anonymes. Il est absorbé et immobile, ce qui ne l’empêche nullement de se déplacer à la vitesse de 300 kilomètres par heure vers le point de ralliement de tous ceux qui, comme lui, sont très discrètement outillés pour l’hypermodernité: IPad ou Macbook pour la gestion des données et, bien sûr, IPhone pour leur diffusion et leur partage. Tout à l’heure, à l’aube, je ne sais où, ils se retrouveront dans une aire immédiatement codifiée par l’usage d’outils adéquats. L’homme en question sort son IPad. Un écran pur. Une réduction optimale. Il se relaxe quelques instants, puis se met au travail. […]

Face à l’homme muni de sa tablette, je sors mon gros appareil – trois kilos de plastique et de métal. Il m’ignore ostensiblement. Je suis habitué. Il arrive que les utilisateurs de tablette numérique me regardent remplis d’une colère rentrée, parce que le gigantisme relatif de mon installation les déconcentre, semble perturber l’économie de leur gestuelle, assombrir leur horizon. C’est, du moins, le sentiment qu’ils me renvoient. Des indices m’incitent à le penser. Ils esquissent en général un rictus de répulsion en entendant s’ouvrir mon logiciel Windows 2005 – deux notes qui signifient, ici, dans ce compartiment, que je suis à la remorque du progrès. Au début, j’ai cherché à faire taire mon appareil sans y parvenir. Puis je me suis fait une raison et me suis accroché à une ligne de conduite. Pour ceux qui m’entourent dans ce compartiment munis de ces palettes, ces sons agissent comme un rappel – et je pense aussitôt, dans la vision de confrontation de nos appareils respectifs, à la mort de l’homme qui me fait face. A notre mort. Je lui rappelle peut-être la couleur de la chair. L’universellement périssable. Je sais, c’est sordide. Je pense bientôt à leur mort à tous, dans ce compartiment, à ce charnier d’âmes épuisant le progrès pour nourrir la fiction de ne jamais disparaître. Ils sortent leur IPad pour ne pas penser à la mort. C’est humain de vouloir fuir, mais ça ne marche pas. Ils ne veulent pas le voir, mais ça ne marche jamais.

Je conserve un usage public de mon vieil ordinateur parce que je refuse de fuir. Je veux sentir le souffle de la fin – la fin de toute chose et de tout être – pour me sentir en vie. Je travaille au grossissement de l’Homme imparfait. Je ne suis pas libre, mais je montre que je sais ce sinistre enseignement. Là se situe ma liberté relative, étalée avec ma technologie d’arrière-garde. Quelque chose cloche et j’aime ça. Je suis une luxation dans l’hypermodernité, une percée dans leur fiction de perfection. « La technologique comme idéologie », a écrit Habermas qui ne pensait pas que la technologie pourrait devenir un jour résistante à elle-même dans l’Occident hypermoderne. Comme le bras armé de la mélancolie. »

Eric Chauvier, Revue Feuilleton n°3, 2012.
(Légende: Flesh + Blood, Paul Verhoeven, 1985)

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