« La politique médiatique de l’émotion et l’éternel présent de l’urgence dépossède […] les victimes en question de leur destin historique, au profit du bon samaritain occidental renforcé dans son rôle d’éclaireur planétaire. D’où le double paradoxe de ce paradigme humanitaire, tel qu’il est reformulé à l’orée des années 1980. Sous prétexte d’ouvrir son cœur au malheur du monde, tout en le fermant d’ailleurs souvent à ce qui se déroule sous ses fenêtres (la faim dans le monde suscite des élans lyriques, mais le SDF remis à la rue laisse de plus en plus indifférent), on retire à ce monde déjà muselé toute initiative sociopolitique. Et, en n’en faisant que l’objet rituel d’une commisération obligatoire, qui rend inutile de comprendre ce qui se passe sur place, on ouvre aussi en France un cycle de fermeture sur soi du débat public et d’absence de curiosité pour les réalités politiques extérieures – que viendront clore seulement les guerres soudaines du début des années 1990.
[…]
C’est en se déchaînant aussi bien contre les politiques et leurs « lâcheté infâme » que contre ce peuple de téléspectateurs repus, indifférents aux guerres terribles qui déchirent le monde, que les nouveaux intellectuels pétitionnaires promeuvent leur courageuse action – vrais « signeurs de la guerre », comme les appelait Félix Guattari. L’argument de l’indifférence coupable fera même le succès de la liste électorale « L’Europe commence à Sarajevo « . Créée avant les élections européennes de juin 1994 par BHL, André Glucksmann, Pascal Bruckner, le cinéaste Romain Goupil et le cancérologue Léon Schwartzenberg, elle se saborde à quelques jours du scrutin, après avoir réuni quand même près de 12 % des intentions de vote. […]
L’aventure exemplaire de la liste Sarajevo aura montré en tout cas jusqu’où peuvent aller, en France, non seulement l’influence sur la scène politique des intellectuels les plus en vue, mais aussi leurs certitudes morales et leur candeur stratégique. Car la dénonciation du mal est plus une posture qu’un argument, davantage un élan, fiévreux et lyrique, qu’un projet. Peu importent ses causes et son processus exact, la violence, estiment-ils, est toujours nue, elle est ce mal en soi, reconnaissable entre tous – soif de sang et goût pervers du combat que s’essaient même à éradiquer de La Marseillaise Jean Toulat et l’Abbé Pierre, en montant en février 1992 un comité pour modifier les paroles « trop belliqueuses » de l’hymne national. L’indignation morale envahit médias et librairies, elle devient la forme a priori du débat politique.
Loin de la Bosnie, on peut alors s’insurger contre les « totalitarismes » des nouvelles émissions télévisées ou la « barbarie » du projet de défilé en pyjamas rayés fomenté par la marque de prêt-à-porter Comme Des Garçons. C’est même par le prisme de cette morale, et de ses restes de prédication chrétienne, qu’on lit alors l’enquête sociologique pourtant novatrice de Pierre Bourdieu et de son équipe sur le quotidien des plus défavorisés, La Misère du monde – qui devient ainsi « un monument élevé à la souffrance ». Il faut dire qu’entonner un autre son de cloche reviendrait à passer pour un ennemi de l’Homme. »
La Décennie – Le grand cauchemar des années 80, François Cusset, 2006.
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