Nous changer nous-mêmes ?

« Trois années de guerre ont apporté bien des modifications dans le monde. Mais voici qui est peut-être la plus grande de ces modifications: trois années de guerre nous ont rendus sensibles au monde. Nous sentons le monde. Avant, nous nous contentions de le penser. […]

L’universalité de la pensée s’est concrétisée, ou du moins elle tend à se concrétiser. Nécessairement, quelque chose s’écroule, en nous, et chez les autres. Un climat moral nouveau s’est créé: tout y est mouvant, instable, fluide. Mais les nécessités du moment sont pressantes, et c’est pourquoi ce fluide a tendance à stagner, ce qui n’est pas autre chose qu’une aventure spirituelle tend à devenir un état de choses définitif. La stimulation à penser est prise pour une pensée accomplie, ce qui n’est que velléité est pris pour une volonté claire et concrète. Il en résulte le chaos, la confusion des langues; et les propositions les plus démentielles se mêlent aux vérités les plus lumineuses.

C’est ainsi que nous payons le prix de notre légèreté d’hier, de notre manque de profondeur. Désaccoutumés de l’usage de la pensée, satisfaits de vivre au jour le jour, nous nous trouvons aujourd’hui désarmés contre la bourrasque. Nous avions mécanisé la vie, nous nous étions mécanisés nous-mêmes. Nous nous contentions de peu. La conquête d’un brin de vérité nous remplissait d’autant de joie que si nous avions conquis la vérité tout entière. Nous fuyions les efforts, il nous semblait inutile de formuler des hypothèses lointaines et de leur trouver une solution, ne serait-ce que provisoirement. Nous étions des mystiques qui s’ignoraient. Tantôt nous donnions trop d’importance à la réalité de l’instant, aux événements, tantôt nous ne leur en donnions aucune. Nous vivions dans l’abstraction, soit parce que nous faisions l’essentiel de notre vie d’un événement, de la réalité, soit parce que nous manquions complètement de sens historique et ne savions pas voir que l’avenir plonge ses racines dans le présent et dans le passé, et que, si les hommes et les jugements des hommes peuvent procéder par bonds, doivent procéder par bonds, ce n’est pas le cas de la matière, de la réalité économique et morale.

[…] Une crise spirituelle énorme a été suscitée. Des besoins dont on n’avait jamais entendu parler sont nés chez ceux qui, jusqu’à hier, n’avaient ressenti d’autre besoin que celui de vivre et de se nourrir. Et cela précisément (comme on pouvait, du reste, le prévoir) au moment historique où s’est produite la plus grande destruction de biens que l’histoire ait jamais connue, de ces biens qui sont seuls à pouvoir satisfaire la plus grande partie de ces besoins.

Les nouvelles publications, les nouvelles revues, ne me donnent, ne peuvent me donner, aucune des satisfactions que je cherche. Ce n’est pas, du reste, une raison pour me décourager. Les satisfactions, c’est en moi-même que je dois les chercher, au plus profond de ma conscience, en ce seul endroit où peuvent s’ordonner tous les conflits, tous les troubles suscités par les stimulations extérieures. Ces livres ne sont pas autre chose pour moi que des stimulations, des occasions pour penser, pour creuser en moi-même, pour retrouver en moi-même les raisons profondes de mon existence, de ma participation à la vie du monde. […]

L’erreur, le mal, c’était en nous qu’ils étaient, dans notre amateurisme, dans la légèreté de notre vie; ils étaient dans les mœurs politiques générales, à la perversion desquelles nous participions inconsciemment. Les formules, les programmes, restaient extérieurs, restaient lettre morte pour trop d’entre nous, nous ne les vivions pas avec intensité et avec ferveur; ils ne vibraient pas dans chaque acte de notre vie, dans chaque instant de notre pensée. Changer les formules ne veut rien dire. Ce qu’il faut, c’est que nous nous changions nous-mêmes, que change notre méthode d’action. Nous sommes empoisonnés par une éducation réformiste qui a détruit la pensée, qui a enlisé la pensée, le jugement contingent, occasionnel, la pensée éternelle qui se renouvelle continuellement tout en se maintenant inchangée. Nous sommes des révolutionnaires en action alors que nous sommes des réformistes en pensée: nous agissons bien, et nous raisonnons mal. »

Pourquoi je hais l’indifférence, Antonio Gramsci, 1917/2012. (Editions Rivages)
Légende: Mishima, Paul Schrader, 1985.

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