PARIS n’existe pas.

« Ce grand Paris, capitale du monde, auprès duquel Athènes, Rome, Memphis, Babylone, n’étaient que des bourgades provinciales, ce Paris qui a fait et défait l’univers plusieurs fois, comme on fait et défait une couche; ce Paris rêve de tout homme venant en ce monde, et de tout homme arrivé aux dernières limites du pèlerinage vers la tombe; ambition de tout poète, de tout artiste, de tout conquérant: pôle nord et sud à la fois de la civilisation; ce Paris qu’il faut habiter pour être quelque chose sur cette terre, et hors duquel il n’y a que des barbares arriérés, ou des manœuvres occupées à le nourrir, à le vêtir, à lui déterrer du marbre pour ses palais; ce Paris par lequel on jure comme par Jupiter ou par Hercule, dont les idées sont les idées du globe entier, qui ne souffre pas, cerveau de ce vaste organisme, âme de ce grand corps, qui ne souffre pas qu’on pense autrement que lui et qu’on porte d’autres formes de chapeaux ou d’autres entournures de gilet que celles éditées par ses modistes ou par ses coupeurs; ce Paris qu’ont habité les plus grands hommes du passé et du présent, dans lequel ont hiverné les tribus les plus étranges de l’univers, et au foyer duquel tous les enfants de la race adamique se sont assis: exilés ou disciples, voyageurs d’un moment ou fils adoptifs, visiteurs de ses merveilles ou quêteurs de ses plaisirs; ce Paris dont pas une oreille humaine n’a ignoré le vocable, pas un cœur oublié de désirer la vue et le sourire, ce grand, cet immense, cet éternel Paris n’existe pas.

Il n’existe pas, car ce que vous appelez Paris, n’est point le Paris que nous connaissions, que nous étions habitués à jalouser ou à maudire. Ce n’est point le vrai Paris, l’original Paris, le Paris que rien ne pouvait contrefaire même la Belgique, ce royaume de la contrefaçon. Il y a mieux, plus les siècles défileront au pas de course, moins ce Paris existera, feindra d’exister, car certes il n’y a plus vestige, même à cette heure, de sa réelle existence. Un nom seul, relique étincelante ou boueuse, comme on voudra, survit à ce grand décédé, couché de tout son long dans le lit sombre de l’oubli. Et c’est si bien l’oubli que tout le monde croit invinciblement à l’existence de Paris. Il sera pénible d’ébranler, de détruire ce dogme qui trouverait des témoins au dernier sang, des martyrs. Afin de mieux prouver que Paris n’existe pas, il faut donc bien révéler au siècle présent, complètement oublieux et ignorant de la véritable figure de Lutèce, ce que c’est que ce Paris, ce vrai Paris dont on a tant parlé et qui fait encore, par son nom seul, palpiter tant de poitrines… »

Paris n’existe pas, Paul-Ernest De Rattier, 1857. (Éditions Allia)
Légende: Metropolis, George Grosz, 1917.

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