« Un sociologue soucieux d’intégration et d’éducation humanitaire plaidera habituellement les circonstances atténuantes: certes ces jeunes brutes sont peu ragoûtantes, mais la propagande «sécuritaire» exagère beaucoup, et puis, de toute façon, quelle chance leur a-t-on donné d’être de braves garçons, travailleurs et bien éduqués ? Le gaucho-humanitarisme, comme toujours, pas plus qu’il n’attaque vraiment ce qu’il prétend attaquer, ne défend vraiment ce qu’il prétend défendre. Si l’on veut dire que les violences exercées par les jeunes déshérités ne doivent pas faire oublier les violences qu’ils ont subies, il ne faut pas dénoncer seulement la violence policière, la «répression», mais tous les mauvais traitements que la domination technique inflige à la nature des hommes. Il faut donc cesser de croire qu’existerait encore quelque chose comme une société civilisée, à la quelle on n’aurait pas donné à ces jeunes barbares la chance de s’intégrer. Il faut donc voir en quoi les déshérités le sont effectivement, et plus cruellement que ceux du passé, en étant expropriés de la raison, enfermés dans leur novlangue au moins autant que dans leur ghettos, et ne pouvant même plus fonder leur droit à hériter du monde sur leur capacité à le reconstruire.
Et donc, enfin, plutôt que de verser des larmes de crocodiles sur les «exclus» et autres «inutiles au monde», il conviendrait d’examiner sérieusement en quoi le monde du salariat et de la marchandise est utile à quiconque n’en tire pas de profits, et si l’on peut s’y inclure sans renier son humanité. Tout cela fait évidemment beaucoup pour des sociologues, aussi gauchistes soient-ils: ces gens ont après tout pour fonction, non de critiquer la société, mais de fournir des arguments et des justifications au pléthorique personnel d’encadrement de la misère, à ceux que l’on appelle les «travailleurs sociaux». Il est donc logique que leurs efforts portent surtout sur la satisfaction de supposées revendications «identitaires», auxquelles ils offrent de choisir un rôle au décrochez-moi-ça des appartenances mimétiques, friperie de l’illusion où l’on trouve de tout, de la casquette de rappeur marquée du X de Malcolm X à la gandoura islamiste. »
L’abîme se repeuple, Jaime Semprun, 1997.
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