« Distinguer dans la filmographie d’Alain Delon ce qui relève du cinéma commercial et ce qui appartient au cinéma d’auteur ne permet pas, dans un premier temps, de comprendre le cas unique d’un acteur dont les caractéristiques procèdent davantage du donné que du construit. Il s’agit plutôt de constater, à la vision de ses films, tous genre confondus, la présence d’un pouvoir unique, d’une force, d’un magnétisme qui transcende le plus banal polar et auxquels s’est ajusté le regard des grands cinéastes. Il n’y a rien dans le jeu de Delon qui s’apparente au paradoxe du comédien, pas plus qu’à l’idée, issue de la Méthode, selon laquelle il faut vivre ses rôles. On pourrait dire, bien davantage, que ce sont ses rôles qui le vivent. Ses films sont d’abord des documentaires sur Delon. (…)
L’animalité, caractéristique que l’on a vite associée à l’acteur, s’exprime notamment par ce talent intuitif qui semble lui permettre de dominer totalement un territoire. Même sans en avoir conscience. (…)
La singularité même de Delon est de réussir à injecter une violence décalée, mais complètement terrifiante, dans ses films d’action. Distanciation et mimesis sont, avec lui, indiscernables. Sans doute, en fait, échappe-t-il à de telles problématiques. Le tueur froid et cérébral de Scorpio ou l’exécuteur traqué de Big Guns sont des silhouettes véritablement effrayantes. Cette frayeur provient de ce que l’acteur ajoute au cliché. C’est que Delon parvient à transmuer les rôles les plus stéréotypés (flic ou truand) en figures inquiétantes, à rendre charnels les fantômes ou à déshumaniser les personnages. Il a navigué entre la candeur érotique (le Rocco de Visconti) et la conscience stratégique de celui qui sait qu’il a la séduction de quelqu’un n’ayant pas besoin de séduire.
Delon est, paraît-il, la dernière star du cinéma français. Que faut il entendre derrière ce lieu commun ? Qu’une star, peut-être, c’est d’abord quelqu’un qui arrive au bon moment, qui tombe juste là où il faut, entre les désirs informés du public et un certain état du cinéma. Les débuts de Delon ont coïncidé avec la naissance de la Nouvelle Vague. Mais si elle a découvert Belmondo, elle ne fit rien du jeune premier aperçu dans les bluettes sentimentales ou policières de Michel Boisrond ou des frères Allégret. Delon invente pourtant, à côté de ce courant moderne mais à tout jamais, la seule figure mythique viable du cinéma populaire français en un temps où celui-ci a épuisé les grandes statues du passé où en accompagne le vieillissement (Gabin). Il prouve qu’il peut encore y avoir du désir là où il n’y a plus de croyance. La sensualité de l’acteur peut, paradoxalement et alternativement, doter d’une humanité malade les figurines du polar et, en même temps, rendre inhumains et monstrueux les êtres complexes que les grands cinéastes ont voulu saisir (Visconti, Losey, Zurlini). Melville, encore lui, a bien saisi la schizophrénie latente derrière un personnage pour qui « chaque acte est un rite. »
La hantise de l’autodestruction traverse toute l’histoire des personnages que Delon a incarnés. La déchéance et la déglingue comme devenir virtuel des figures conquérantes qu’il représente dans le lieu commun sont ainsi présentes de façon répétitive depuis le début des années 70. Il n’y a pas ici non plus de clivage fondamental entre cinéma populaire et d’auteur, mais seulement la fascination ressentie devant une évolution vers une part sombre de soi-même. (…)
L’être-Delon se définit d’abord par rapport aux autres. Les grands duels cinématographiques de sa carrière sont l’expression d’une question essentielle, celle de l’identité. L’autre peut, bien sûr, être une figure paternelle à qui il faut ressembler parce qu’elle représente le devenir idéal, mais qu’il peut aussi être tenté de défier et de dépasser. (…) Souvent valorisé par le marketing cinématographique, l’affrontement de Delon avec une autre vedette comme Jean-Paul Belmondo (Borsalino) ou Charles Bronson (Adieu l’ami) fut l’expression spectaculaire et publicitaire d’une question plus profonde, d’une interrogation qui a conduit toute la carrière d’Alain Delon. La présence d’un double et la perte d’identité sont, en effet, les spectres qui hantent sa filmographie. »
L’œil qui jouit, Jean-François Rauger, 1996/2012. (Éditions Yellow Now)
(Voir aussi : Alain Delon & les Minettes)
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