La faculté de se détacher de tout

« Il est grand temps maintenant de nous poser la question capitale et de chercher la cause de cette expression morne et tendue, cette expression de hâte et de fièvre – cette expression à la fois si apathique et si anxieuse, d’où sont absentes la joie de vivre et la paix – qui se lit sur le visage des passants que nous croisons dans les grandes métropoles occidentales. C’est une expression exactement semblable, en fait, à celle que l’on pourrait observer sur les traits des fourmis, les plus misérables des insectes asservis à la coutume. Si un film nous montrait des images de fourmis en gros plans géants, nous aurions à coup sûr l’impression de nous voir dans un miroir !

Et cette apathie perpétuelle, ce mélange de grisaille et de tension – quelle en est la cause psychique ? Tout simplement le manque d’intelligence, l’incapacité de reconnaître où il faut chercher le bonheur ! Car enfin on ne peut supposer que tous les individus désirent être ainsi mornes et misérables. Ils font, de fait, quelques efforts spasmodiques et dérisoires pour s’arracher à cette effroyable indifférence, à cette futilité poussiéreuse. Ils vont au « ciné »; ils s’invitent les uns chez les autres; ils boivent; ils forniquent; ils lisent les faits divers. Mais tous ces remèdes restent manifestement inefficaces – ou sont suivis d’effets si éphémères qu’ils ne valent pas la peine d’être mentionnés.

Certes, les plantes, les arbres, les animaux, les reptiles, les oiseaux et les poissons sont mortels, et connaissent, qui plus est, une mort tragique; mais tant qu’ils sont vivants – il suffit de les regarder pour en être certain ! – ils jouissent de longues périodes d’extase de vivre, alternant avec des périodes de paix profonde et de satisfaction indépendante. Ils sont la proie de mille terreurs, en butte à mille périls. Leur vie, tout comme la nôtre, n’est qu’un interminable combat pour se procurer de la nourriture. Mais parallèlement à ces dangers et souffrances tragiques dont leur vie abonde, ils connaissent – de façon répétée, bien qu’intermittente – la jouissance intense et magique que leur cause ce simple fait primordial qu’ils sont en vie, qu’ils ne sont pas encore morts ! Alors que tant d’habitants de nos grandes villes, quant à eux, pourraient tout aussi bien être morts, étant donné le peu de plaisir qu’ils tirent de ce fait essentiel qu’ils sont encore en vie. »

(…)

« Ce qu’il nous faut faire revivre, en cette époque mécaniste, c’est la faculté de l’âme de se détacher de tout, et de jouir de la vie en dépit de tout. Sur les circonstances extérieures, il est rare que nous puissions quelque chose. Les soucis d’argent, les soucis amoureux, les soucis que nous cause de l’ambition, les soucis de santé, les soucis dus au chômage, aucun ne nous n’y échappe. Ils sont là, et nous aussi, nous sommes là ! Supporter la douleur physique, gaspiller nos journées à des corvées absurdes, devoir prendre des décisions, cajoler, menacer, duper autrui ou en être dupe à son tour, avoir de pénibles et stériles entrevues avec des gens plus éloignés de nous que des archanges ou des gyrins – tout cela, c’est la vie, tout simplement. Seul un nombre infinitésimal de créatures réussissent, grâce à la faveur divine, à échapper à tout cela. Subir telle ou telle douleur, avoir à affronter telle ou telle difficulté, c’est cela, vivre. La vie, ce n’est pas autre chose. Si vous déclarez forfait devant tout cela, déclarer forfait devant la vie. Si vous êtes incapable de ressentir une jubilation intime et secrète lorsque vous tentez de vous soustraire à tout cela, aussi bien que malgré tout cela, mieux vaudrait vous suicider. Mieux vaut cent fois être mort, plutôt que de mener une vie de souffrances. »

Apolo­gie des sens (In Defense of Sen­su­al­ity), John Cow­per Powys, 1930.
Légende : A Breed Apart, Philippe Mora, 1984.

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