Arleime quoi !

« Harlem. A force de chansons qui le citent, le nom lui-même en est venu à se charger d’une force propre. Le mot « chien » ne mord pas, mais un peu comme Chinatown, casbah, souk, cour des Miracles, royaume d’Argot, Vieux-Port de Marseille, quartier français de la Nouvelle-Orléans, le mot Harlem sécrète de ces choses! Hmmmm, Harlem, mesdames messieurs, je ne vous dis que ça!

Cette mythomanie ravage plus particulièrement l’Europe. Et dans le genre, rien ne sera pire, rien ne sera plus abject qu’un français blaquophile. Là, par exemple, regarder Jenny fixer avec ravissement, comme dans un rêve, les gosses en haillons qui rient dans le geyser libéré par la bouche d’incendie. N’est-ce pas comme ça qu’on les préfère? En haillons, pieds nus dans le caniveau, arrosés par l’eau municipale. Sous les escaliers de secours. Dans la chaleur de la nuit. Ou à tenir un chien et à faire le guet au coin de la rue. Vous savez, ces gens ont une culture différente de la nôtre. C’est des blaques. On les appelle comme ça exprès. Ils sont funky, voyez. Pittoresques. Leurs enfants sont debout à une heure du matin à vendre de la drogue en compagnie d’un chien mangeur d’hommes.

Les nôtres sont couchés à l’heure qu’il est. Vous n’y pensez pas, ils ont école demain. Les leurs, ces si mignons petits négrillons blaques au regard doux comme sur des pubs Benetton, c’est différent. Eux, qu’ils soient debout à une heure du matin à vendre la mort, ça fait partie du folklore. C’est une autre culture, ne surtout pas perdre ça de vue. On ne peut pas comprendre. Nos codes eurocentristes judéo-chrétiens n’ont pas cours. Nos mômes rêvent d’ailleurs que de ça. Avoir un chien à eux. Rester éveillés tard. Participer aux distractions des adultes. Vivre des aventures. A neuf ou dix ans, imagine le pied! Nous autres, on pouvait tout juste lire ça dans Le Club des Cinq.

Non, sérieusement: regarde les ravages que le prétendu « progrès » qu’on a voulu leur apporter en Afrique a provoqué. De quoi se mêle-t-on. Pourquoi plaquer nos schémas d’hommes blancs sur une réalité qui nous dépasse. Ne sont-ils pas plus flash comme ça, dans les pages de magazines? Quoique, le magazine, c’est pour les blaireaux. Pour l’homme d’action, le média-trou-du-cul international, le chevalier des temps modernes, le Corto Maltese de l’ère du Filofax, rien ne vaut the real thing: le quartier noir, comme je vous vois, mieux qu’au zoo, sans même les barreaux d’une cage pour nous séparer – Thoiry, tu vois: des blaques en liberté, à Arleime, en safari-frissons. C’est con que j’aie pas pu prendre de photos parce que, tu vas pas me croire, c’est bien simple, on a eu droit à la totale: les gosses en haillons, la bouche d’incendie, le linge accroché aux fenêtres, les échos de rap et de salsa. Putain, t’aurais vu le regard de ces gosses – l’intensité, mon vieux! T’arrives dans les quartiers blaques, tout de suite, tu sens, c’est autre chose. C’est magique. C’est le Sud. Comment te dire. Quelque chose de Tennessee, si tu veux. Le sexe, le jazz. Chester Himes. Tuois? En un mot: Harlem, quoi! »

Fuck, Laurent Chalumeau, 1991.

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