Barrez-vous !

« On n’aurait pu trouver meilleure illustration de ce que signifie concrètement le «cosmopolitisme bourgeois» que l’appel lancé dans Libération, le 3 septembre 2012 («Jeunes de France, votre salut est ailleurs: barrez-vous !») par trois valeureux serviteurs du Spectacle contemporain (Félix Marquardt – homme d’affaire ultra-libéral spécialisé dans l’organisation de dîners «transatlantiques» entre les élites du capitalisme mondial –, Mouloud Achour – amuseur public au Grand Journal de Canal plus – et Mokless – le rappeur préféré d’Olivier Besancenot). Face à cette «donnée fondamentale» que représente aujourd’hui, à leurs yeux, la baisse du niveau de vie des «jeunes de France» (on mesurera la profondeur sociologique de cette analyse) – baisse du niveau de vie dont les auteurs s’empressent d’ailleurs de nous prévenir qu’elle ne saurait être «le fruit d’un complot ourdi par les riches et les puissants de la planète» (on est de gauche ou on ne l’est pas) – nos trois pieds nickelés «trentenaires» n’ont, en effet, rien trouvé de mieux que d’exhorter cette jeunesse sans avenir à «se barrer» au plus vite (quitte à «se faire violence si nécessaire») afin, par là même, d’«améliorer son niveau de vie».

«Car si vous ne gagnerez pas automatiquement plus d’argent en (re)démarrant votre carrière à l’étranger – précisent-ils doctement – la probabilité que votre niveau de vie s’accroisse sensiblement, au bout de quelques années le cas échéant, est statistiquement bien meilleure que si vous restez embourbé en France» (les auteurs ont d’ailleurs logiquement tenu à nous informer que leur appel ne concernait pas uniquement les «apprentis restaurateurs, coiffeurs et chauffeurs» mais également – on s’en doutait un peu – les jeunes banquiers). Je ne sais pas si ces trois magnifiques intelligences se sont aperçues un seul instant qu’un tel appel revenait pratiquement à dissuader les étrangers de venir s’installer en France (on voit pointer ici le museau de la bête immonde), en cherchant à les convaincre de façon aussi outrancière que ce pays était «une gérontocratie, ultra-centralisée et sclérosée, qui chaque jour s’affaisse un peu plus» et qui ne saurait donc plus leur offrir la moindre perspective sérieuse de «carrière» ou de réussite sociale (sauf, peut-être, au Grand Journal de Canal plus). … »

Les mystères de la Gauche, Jean-Claude Michéa, 2013. (Editions Climats)

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