INTERDIT DE CRACHER PAR TERRE ET DE PARLER BRETON
« Étrange ensevelissement d’un peuple, si proche de Paris et pourtant condamné à vivre en retrait ou, pour mieux dire, en secret ! Passé le niveau des bourgeois et des fonctionnaires, on ne sait rien, en plein XIXe siècle, de ces populations cornouaillaises, trégoroises, vannetaises, qui constituent pourtant une société avec sa langue, ses moeurs, ses traditions. Les rares ouvrages qui la décrivent nous montrent une ethnie clanique totalement coupée de la France, contrainte de s’exprimer par des media antérieurs, de projeter, faute de livres, ses signes sur des objets ou des images. Le costume, par exemple – ce costume « pittoresque » que les guides touristiques prétendent venu du fond des âges ». Rien de plus faux que cette ancienneté supposée : le costume breton ne date que du XVIIe, donc postérieur à l’annexion. Les Bretons de l’indépendance s’habillaient comme tout le monde : le costume breton s’est borné à copier le costume français de cour et, en un sens, on pourrait y voir une marque de sujétion.
En revanche, à peine adopté, les bretons l’ont recréé, diversifié de village à village, couvert de symboles et de signes, tous d’une richesse prodigieuse et qui, forme des coiffes, dessins solaires des gilets et des corsages, disposition des broderies et des velours, tissent un langage extrêmement précis : le costume breton parle breton, il est à la fois une carte de la nation avec ses neuf pays de jadis et une chronique de la société bretonne sous la France; en somme, il a pris le relais de l’histoire censurée. Mais cette histoire, comme l’autre, qui s’en soucie ? Pour les touristes et les gouvernants, le costume breton se réduit au décoratif, pareil à ces livres aux somptueuses reliures qui ornent les bibliothèques mais qu’on n’ouvre jamais. Revêtu de cet in-folio, le Breton soliloque, réfugié dans sa parole sans écho. »
L’ARGOT DU VAINQUEUR
« Significativement, le breton subit le sort des langues colonisées : il devient l’argot du vainqueur. De même que le conquérant rapporte d’Afrique flouze, bled, chouïa, kroumir, il rapporte de Bretagne « je ne vois que dalle » (de dal, aveugle) ou « mon pote » (de paotr, ami); cette langue même est un baragouin, des deux mots essentiels bara, pain, et gwinn, vin; le mot nigousse qui désigne les Bretons vient de la chanson des Ancêtres, An-hini Goz, virée au grotesque. A partir de 1914, le breton disant Ya pour oui, on l’accuse d’être un « patois teuton », le berlinois, le berlingot; pour l’écolier, une honte supplémentaire, « il parle comme un petit boche »; dans le métro ou dans la rue, des patriotes font arrêter des bretons et s’en suivent des scènes burlesques au commissariat (pas toujours burlesques…).
Ainsi se crée peu à peu l’archétype : l’Ecossais est avare, le Juif cupide et inquiétant, le Corse vindicatif, le Normand matois, le Méridional hâbleur – le Breton, lui, sera comique. Et par là, désarmé : car qui rit de vous, vous ne sauriez lui en vouloir : il ne vous impute pas un défaut, il vous trouve seulement ridicule; mieux vaut en rire à votre tour. […] le Journal Illustré montre les Bretons lapant leur soupe accroupis, à la même auge que leurs porcs. En 1929, une tournée de passage chante « Les pommes de terre pour les cochons, les épluchures pour les Bretons » à la face des survivants de Dixmude et pas une association d’anciens combattants ne songe à protester. »
« RÉACTIONNAIRE ! »
« Il prit le temps de bourrer sa pipe, de lancer quelque plaisanterie, comme un bon docteur. Puis, attaquant : Être de gauche, m’expliqua-t-il, signifie croire à l’homme, à l’unité de la race humaine : donc, abolir toutes les barrières et premièrement, les notions périmées de patrie et de nationalisme. Cet idéal, l’histoire le démontre, s’identifie au progrès. Les peuples ont d’abord constitué de petits groupes antagonistes à la dimension de la province; puis ils se sont fondus dans des États qui tendent eux-mêmes à disparaître, absorbés dans l’universel. Un jour, le monde ne formera plus qu’une seule patrie, la patrie humaine. « Ainsi les Bretons se sont fondus dans la France qui se fondra à son tour dans l’Europe, puis le monde. Poser la Bretagne en termes particuliers, réclamer pour elle des « libertés » politiques et culturelles équivaut à revenir au passé. Ce ne peut être qu’une opinion réactionnaire. » Réactionnaire ! tonna-t-il. « Autant dire, de royalistes et de curés ! » Puis, m’assénant le diagnostic : « Du tribalisme ! Du folklore ! »
Cette démonstration m’écrasa. Elle me parut trop logique et surtout trop généreuse, elle répondait trop bien à mes opinions universalistes pour susciter la discussion. Je m’inclinai, je fis, dix ans avant la fortune du mot, mon autocritique. Huit jours durant, j’effaçai la Bretagne de mon esprit. Quand je rencontrais un plouc, je me sentais de nouveau son supérieur, mais fraternel, celui qui sait. « Ce n’est pas un Breton, me disais-je. C’est un homme. L’Homme. » »
L’OUEST ET L’ARMOR NE SONT PAS LA BRETAGNE
« L’Ouest a toujours été le mot-clé des niveleurs de droite ou de gauche. […] Mais qui saisit la différence ? Qui ne comprend que sous un terme vague on écrase le malheur précis d’un peuple précis ?
Cette terre, pourtant, elle reste là. Qu’en faire ? Un champ de tir, propose l’Armée. Un camp de vacances, répond le Tourisme. L’Armée agit : M. Messmer occupe Morgat, détruit l’île Longue, livre l’Arrée aux tanks et Ouessant aux « frelons ». Le Tourisme, lui, cogite dans l’agréable : son plan prévoit cinq Parcs naturels où – je cite les journaux – à cinq cents kilomètres de la capitale, « un simple coup d’aile », « l’homme moderne » – entendez le bourgeois parisien – trouvera « les conditions idéales d’une relaxation nécessaire » ainsi qu’un « retour vivifiant à la nature ». C’est enfin le triomphe d’Armor. D’abord peuplée de Gaulois gaullistes puis de servantes dévotes et de roucouleurs folkloriques, la Bretagne s’épure en terre de nulle part. Il n’y a fallu qu’une formalité : la débarasser des Bretons. C’était une patrie, ce ne sera plus qu’un décor.
Certes, on protégera les calvaires, les clochers à jour : mais comme les chefs-d’œuvre en péril, pour qui ? On respectera les paysages : oui, comme un théâtre ses toiles de fond. On conservera quelques indigènes – on les conservera, il est vrai : j’imagine assez bien les futures hostelleries pour PDG, mi-ranches, mi-relais de gueule, où serviront des figurants en bragou-bras, d’accortes soubrettes en coiffe, avec sonneur de biniou aux liqueurs, vieilles légendes au dos du menu et, pourquoi pas sous un globe, la brodeuse de Pont-l’Abbé. Manque un gag ? On y a pensé : « l’introduction et l’acclimatation de bisons dans la réserve bretonne ». Et en effet : puisque les Bretons s’en vont, pourquoi les bisons ne reviendraient-ils pas ? Mais cette fin s’inscrivait déjà dans la déchéance que subit la Bretagne depuis des siècles et que trahit le langage : la Bretagne a été un Etat, puis une province, puis une région, puis « l’Ouest »; demain, plus rien. Ainsi les mots, ainsi les patries. »
Comment peut-on être Breton ?, Morvan Lebesque, 1970.
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