Triste plutôt que malheureux!

« Même en lui trouvant toutes les raisons du monde, ce changement de cap presque simultané d’une grande partie de la génération 68 est ce que peine toujours à comprendre la génération qui est la mienne. Un changement de cap qu’on pourrait résumer d’un mot sous la figure d’un abandon de la résistance. En effet, ceux-là mêmes qu’obsédait depuis toujours l’imaginaire antifasciste de la Résistance, avec ses journaux clandestins, ses porteurs de valises, ceux qui s’en abreuvèrent peut-être d’autant plus que leurs parents avaient souvent préféré passer sous silence ces heures sombres, ceux mêmes qui le placèrent au cœur de leur combat de jeunesse « sans fin » contre le capitalisme, ceux-là interdirent ensuite toute résistance à l’ordre nouveau qu’ils établissaient. Ils se sont acharnés à rendre cette résistance inconcevable, irreprésentable, une fois parvenus au faîte du pouvoir.

Finalement, imposée comme un carcan d’impuissance ou justifiant en bout de course toutes les trahisons, la communauté de génération est aussi, à sa façon, une communauté sans communauté – si elle n’en est pas l’archétype. Celles et ceux qui se contentaient de naître au moment joyeux où l’on dépavait les trottoirs d’Occident, qui furent parfois conçus à la faveur des semaines d’oisiveté forcée et des pannes d’électricité du joli mois de mai, le savent d’autant mieux qu’ils ont appris aussi, malgré leur méfiance envers le biotope générationnel, à se reconnaître monde commun. Mais un monde commun fait de l’absence de la dissolution du commun. Un monde troué, mutilé, incomplet. Un monde où seul compte de savoir se faufiler entre les obstacles, s’y frayer un chemin à tâtons, entre les mots d’ordre globaux et les mots de passe locaux, entre le sentiment d’arriver trop tard (« la révolution est terminée ») et la crainte d’avoir émergé trop tôt (« le monde virtuel n’est pas pour vous »).

Un monde où les « jeunes », ceux du moins qui ont atteint l’adolescence au cœur des années 1980, ont du réinventer contre un vide critique abyssal les modalités de la désertion et de l’exil intérieur, façonner des contre-mondes qui le rendissent habitable et des autonomies plus ou moins temporaires – un monde dissous où être triste tînt lieu en soit de rapport au monde, et fût même, comme le dit l’un d’entre eux, « la seule manière de n’être pas tout à fait malheureux ». »

La Décennie – Le grand cauchemar des années 80, François Cusset, 2006.
Légende: Withnail & I, Bruce Robinson, 1987.

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