La Vie en Miettes

« Dans l’unité que l’on trouve dans la rue, l’étranger constitue un obstacle; la rencontre, une nuisance et un retard. Dans la rue, impossible de ne pas être à côté des autres. Mais on fait tous les efforts du monde pour ne pas être avec les autres.

C’est également ce que l’on tente de faire dans le cadre d’une autre manifestation de l’unité – celle stationnaire du wagon de train, de la cabine d’avion ou de la salle d’attente. Le rassemblement d’étrangers qui savent que bientôt ils vont partir, chacun dans une direction différente, et ne jamais plus se revoir – mais qui savent aussi qu’avant cela, ils sont obligés de partager cet espace, ici et maintenant; […] le but de la présence de chacun ne serait pas le moins du monde affecté si tous les autres individus disparaissaient ou n’avaient jamais été là. Certes, les autres ne sont pas des obstacles (sauf s’ils imposent la rencontre, refusent d’être invisibles et se mettent à embêter le monde), mais ils n’ont pas plus d’utilité. Ce site est celui d’une animation suspendue, de rencontres frigorifiées. […]

Une conception adroite peut se révéler utile – dans les wagons, les bus et les avions les plus récents, chaque passager contemple la nuque de celui qui le précède, tandis que les autres sièges (et les personnes qui les occupent) lui sont complètement invisibles; les endroits bondés feignent la vacuité, l’espacement transforme la plénitude physique en vide spirituel. Mais lorsque la conception échoue, les capacités personnelles de la promulgation du vide viennent à la rescousse : un journal ou un livre de poche acheté à la hâte avant l’embarquement sont les douves portables de l’âge du surpeuplement. On peut plonger son regard dans la page imprimée, détourner les yeux ou bien les fermer. Pour les oreilles, c’est différent. L’unité que connaissent les passagers prospère dans une complicité de silence, les discours à haute voix transpercent la coque protectrice de la conspiration.

[…]

Michael Schluter et David Lee, observateurs perspicaces de la situation critique, sur le plan moral, dans laquelle se trouvent leurs contemporains, firent un commentaire caustique de la façon dont nous avons tendance à vivre aujourd’hui :

Nous portons notre intimité comme un scaphandre pressurisé. […] Le foyer lui-même est devenu maigre et malsain, les familles sont décomposées en unités nucléaires et monoparentales dans lesquelles, c’était prévisible, les désirs et intérêts de l’individu prennent le pas sur ceux du groupe. Comme dans la méga-communauté on ne peut s’empêcher de se marcher sur les pieds, nous nous sommes retranchés dans nos propres maisons, avons fermé nos portes, puis avons regagné nos chambres particulières et refermé la porte derrière nous. La maison est devenue un centre de loisirs polyvalent dans lequel les membres de la famille peuvent en quelque sorte vivre séparément, les uns à côté des autres. Ce n’est pas seulement l’industrie du gaz qui a été privatisée, mais la vie en général aussi.

A coté, séparément. Privatisés. Ils partagent l’espace mais pas des pensées ni des sentiments – et ils ont pleinement conscience de ne pas partager non plus, selon toute probabilité, le même sort. Cette conscience n’engendre pas nécessairement le ressentiment ou la haine, mais elle propage sans l’ombre d’un doute l’indifférence et la réserve. « Je ne veux pas être impliqué » […] Des systèmes d’alarmes, cadenas et verrous toujours plus ingénieux font fureur de nos jours et constituent l’un des rares secteurs en pleine expansion – non seulement pour leurs utilités pratiques réelles ou supposées mais aussi pour leur valeur symbolique : intérieurement, ils marquent la frontière de l’ermitage où nous ne seront pas dérangés tout en communiquant, extérieurement, notre décision : « Pour ce que cela me fait, le dehors peut bien être un désert. » »

La vie en miettes, Zygmunt Bauman, 2003.
Légende: I spit on life, William Kurelek, 1953.

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