L’Apocalypse selon Saint-Jogger

« Décidément, les joggers sont les véritables Saints des Derniers Jours et les protagonistes d’une Apocalypse en douceur. Rien n’évoque plus la fin du monde qu’un homme qui court seul droit devant lui sur une plage, enveloppé dans la tonalité de son walkman, muré dans le sacrifice solitaire de son énergie, indifférent même à une catastrophe puisqu’il n’attend plus sa destruction que de lui-même, que d’épuiser l’énergie d’un corps inutile à ses propres yeux. Les primitifs désespérés se suicidaient en nageant au large jusqu’au bout de leurs forces, le jogger se suicide en faisant des aller et retour sur le rivage. Ses yeux sont hagards, la salive lui coule de la bouche, ne l’arrêtez pas, il vous frapperait, ou il continuerait de danser devant vous comme un possédé.

La seule détresse comparable est celle de l’homme qui mange seul debout en pleine ville. On voit ça à New York, ces épaves de la convivialité, qui ne se cachent même plus pour bouffer les restes en public. Mais ceci est encore une misère urbaine, industrielle. Les milliers d’hommes seuls qui courent chacun pour soi, sans égard aux autres, avec dans leur tête le fluide stéréophonique qui s’écoule dans leur regard, ça, c’est l’univers de Blade Runner, c’est l’univers d’après la catastrophe. N’être même pas sensible à la lumière naturelle de Californie, ni à cet incendie de montagnes poussé par le vent chaud jusqu’à dix milles au large, enveloppant de sa fumée les plates-formes pétrolières off-shore, ne rien voir de tout cela et courir obstinément par une sorte de flagellation lymphatique, jusqu’à l’épuisement sacrificiel, c’est un signe d’outre-tombe. Comme l’obèse qui n’arrête pas de grossir, comme le disque qui tourne indéfiniment sur le même sillon, comme les cellules d’une tumeur qui prolifèrent, comme tout ce qui a perdu sa formule pour s’arrêter. Toute cette société là, y compris sa part active et productive, tout le monde court devant soi parce qu’on a perdu la formule pour s’arrêter. »

Amérique, Jean Baudrillard, 1986.
Légende: The edge of doom, Samuel Colman, 1838.

2 Commentaires

  1. MattH

    C’est pour ça qu’il y a les joggers et les runners! 😉

  2. Anonyme

    tu tiens la formule pour faire une pause