Le grand cauchemar des années 1980

1981

 
« L’atmosphère, « cette année-là », n’est pas un élément de contexte mais une dimension décisive. L’an 80 est l’ère de l’aura, de l’auréole des promesses. On circule parmi l’émanation des possibles, dans l’éther des devenirs. Il n’est pas complètement anecdotique que le premier été de la rose soit aussi le grand été du slow, de la bande originale du film La Boum à Kim Carnes et « Imagine » de John Lennon : aucune musique n’est plus atmosphérique, environnementale, poudreuse. Il y a dissémination des enthousiasmes collectifs, contagion des espoirs les plus fous par le seul effet de l’ambiance. Ne rêve t-on pas alors « à la semaine de 20 heures en l’an 2000 », à une revanche contre tous les privilèges, à un régime digne du Chili de Salvador Allende, mais qu’aucun ennemi ne viendrait faucher dans son élan ? Précaires et prolétaires bénéficient à leur échelle de cette nouvelle atmosphère, les employés de grandes surfaces notant par exemple que les chefs de rayon ne leur parlent plus sur le même ton et que les clients les regardent autrement.

Mais l’élan nouveau, la puissance euphorie, cette grâce surtout atmosphérique caractérisent alors avant tout la nouvelle intelligentsia politique et culturelle : l’année 1981 est celle où de jeunes socialistes s’installent dans des bureaux désertés avec un sentiment d’invincibilité, où la presse en vogue devient un maillon clé du pouvoir culturel, où les hauts lieux de la nuit ne désemplissent pas et où la cocaïne omniprésente permet d’écrire articles ou circulaires après plusieurs nuits blanches.

En 1981, on produit surtout de l’atmosphère, du récit au présent, l’air libre se propage et diffuse ses fictions. Devant pareille ambiance, la stratégie des pouvoirs –aussi bien, ici, les marchands que l’État, les annonceurs les plus en pointe qu’une gauche de pouvoir auréolé de sa grâce – consiste à organiser l’atmosphère, à en orchestrer la pérennité : ce sera le rôle de la fête. L’année 1981 est celle d’une gauche en fête, d’une République planifiant la Fête. »
 
 

1983

 
« Une telle opération de relations publiques auprès de l’intelligentsia planétaire, qui consacre Paris en « Athènes de l’Occident », fait aussitôt enrager la presse américaine. Le Wall Street Journal y voit la seule façon de cacher la « nullité » de la culture française contemporaine, pendant que le Washington Post décrit une France jalouse des succès de la culture américaine et n’invitant pour seuls Américains que des « traîtres » à leur patrie. Pourtant, cette fois, le but n’était pas d’agacer les conservateurs de Washington, mais bien plutôt d’inaugurer en fanfare, aux yeux d’un monde éberlué, l’idéologie nouvelle que portent les ténors de la mitterrandie et ses alliés dans la presse (d’Actuel à Libération) : le culte de la « création », merveilleuse créativité de tous et de chacun grâce à laquelle la crise, en stimulant nos imaginations, accouchera d’un mandat ancien, les initiatives individuelles garantiront une société libre et le capitalisme démontrera, s’il en était besoin, qu’il constitue bien le meilleur usage de nos humaines ressources. Il s’agit aussi, accessoirement, de s’attacher les services des mondes de l’art et de la culture, car « jamais notre société industrielle n’aura eu tant besoin de ses artistes [et de] ses créateurs, […] tous engagés dans la même aventure », comme justifie le texte de présentation.

Il s’agit que les artistes contribuent à l’activité économique, et que les gestionnaires de leur côté développent leur créativité personnelle. À moins qu’il ne s’agisse aussi, vieille stratégie œcuménique, de pacifier pour de bon les rapports sociaux puisque, ainsi que le rappelle à la tribune Maurice Fleuret, directeur de la musique de Jack Lang, « la création adoucit les mœurs, forme la conscience collective […], aide le groupe à choisir son destin ». […]

Les animateurs des rencontres de la Sorbonne ont franchi, eux, un pas de plus dans l’idéologie de la créativité. Leur définition du terme doit être assez lyrique pour mobiliser les récalcitrants, et assez élastique pour faire le pont entre création d’entreprise et création littéraire, création de richesse et de langage. Elle est à l’image de l’épais numéro spécial que consacre le mois suivant aux « créateurs » la revue Autrement, « frénésie communicatoire » et invention d’une « nouvelle culture » où la liste compte plus que ses items et où doit circuler l’énergie « moderne » d’un monde d’inventeurs, de pionniers, de rassembleurs et d’audacieux : du styliste Thierry Mugler au physicien René Thom, du jeune chef Joël Robuchon à la nouvelle revue littéraire Romans, des meubles de création Totem à l’étude des icebergs, et de l’innovation en région au rock en banlieue. Comment résister à cette formidable puissance d’inclusion ? »
 
 

1984

 
« Du Japon aux nouveaux dragons du Sud-Est asiatique, l’Asie extrême ajoute certes ses vignettes exotiques à une telle vision du monde, et démontrent déjà que le confucianisme (et non le protestantisme) est le meilleur allié du capitalisme. Mais, en 1984, c’est bien la Californie qui est l’eldorado de cette mythologie. C’est là-bas que fut d’abord accomplie la grande révolution culturelle de notre temps, celle qui place l’aventure et l’imagination au cœur d’un mode de vie résolument anticonformiste, celle qui autorise à s’enrichir sans rougir et à renouveler ses forces au contact de la concurrence, celle qui fait les millionnaires en jean et les amitiés conquérantes. Celle, surtout, qui a substitué pour de bon à la sphère publique le libre jeu des initiatives individuelles et inventée un néologisme qui annonce à l’Occident son destin immédiat : les « workaholics« , drogués du travail, parce que c’est « fun ». L’été des jeux Olympiques surdimensionnés de Los Angeles consacre la Californie de Ronald Reagan en pays des vainqueurs, Californie de Berkley et de la Silicon Valley, des surfeurs de Malibu et des studios d’Hollywood, où ont disparus les hippies mais où la passion dominante reste « le plaisir ».

C’est là que s’épanouit aussi le Français le plus côté à l’étranger, celui dont les médias de l’Hexagone sont les plus fiers en 1984 : Jean-Louis Gassée, 41 ans, pour l’heure numéro deux d’Apple, qu’on va interviewer dans son bureau de Cupertino pour l’entendre s’enflammer sur les microprocesseurs, les concertos de Bach et même les intuitions « géniales » de Roland Barthes.

Pour que l’économie soit cette aventure permanente, il faut quand même en apprendre les rudiments, en s’amusant par exemple. Ici, les efforts ostentatoires du premier des Français pour surmonter sa réticence et jongler désormais avec courbes et indicateurs servent d’exemple au reste du pays. La France est comme décomplexée collectivement par la conversion tardive de cet enfant des Charentes et de la IIIe République. Son aisance soudaine, même un peu forcée, en direct devant Yves Mourousi ou François de Closets, devient « notre victoire à tous », Français des vieux bas de laine qui, hier encore, « ne distinguaient pas une offre élastique d’une saucisse de Strasbourg » et maîtrisent désormais les multiples métaphores du jeu économique, de serpent en flux, de spirale en flottement – pourvu que meurent les clichés d’hier (« la gauche vide les caisses… ») et qu’on puisse suivre au jour le jour l’évolution des taux d’intérêts américains.

Populaire et mondain à la fois, le succès de l’économie a aussi pour clé la distinction tranchée, sur laquelle insiste tous ses experts, entre les mirages de l’idéologie et l’honnêteté de la science : seule l' »objectivité » de l’économie, son évidence empirique, disent-ils, peuvent nous sortir enfin des polarités droite-gauche ou des jugements de valeur simplistes, ces mensonges par lesquels la politique brouille depuis trop longtemps le message rapide de l’économie. »
 
 

NRJ

 
« Et c’est pour défendre NRJ et son « confort d’écoute » qu’a lieu, place du Châtelet le 8 décembre 1984, la plus importante manifestation de jeunes de la première moitié des années 1980. Car la Haute Autorité de l’Audiovisuel, créée par Mitterrand et présidée par Michèle Cotta, s’est mise en tête, début 1984, de faire respecter par tous les moyens, jusqu’à la suppression provisoire d’autorisation, le principe d’une relative égalité des puissances d’émission, afin que ne se trouvent pas brouillées les petites station autonomes pour lesquelles, à l’origine, la gauche légalisa les radios libres – de Carbone 14 à Radio Galère, montée contre Le Pen, et aux nombreuses radios pour détenus, comme Saute-Maton ou Radio-Gilda. Ils sont ainsi, en ce samedi pluvieux, près de 100 000 adolescents descendus sur le pavé parisien pour l’amour de NRJ, rameutés grâce à un mot de Johnny Hallyday passé en boucle (« tuez pas la liberté ») ou la présence de Dalida juchée sur une camionnette, et au rappel battu depuis des semaines par les animateurs – « c’est vachement grave, c’est comme à Varsovie ou au Chili ».

La manifestation est organisée par une agence de publicité. Elle introduit non seulement le confort d’écoute comme un nouveau droit de l’homme, mais aussi la « culture jeune » en territoire à défendre, en espace précieux à protéger de la terrible censure des politiques aussi bien que de la condescendance des adultes. Comme le dit Sophie, élève de seconde au lycée Buffon : « NRJ c’est la meilleure, c’est celle qu’on écoute tous, alors qu’est-ce que ça peut faire qu’elle brouille d’autres stations ? » Si le lien ne paraît pas évident avec les centaines de milliers de partisans de l’école libre défilant six mois plus tôt « au pas de l’ouaille », selon la formule du Canard enchaîné, un parallèle s’impose : l’année 1984, qui n’est pas par hasard en France celle du triomphe du libéralisme, connaît ainsi pour seules manifestations celles qui défendent la liberté comme chose privée, choix de l’école ou accès aux ondes FM, une liberté qui serait la propriété privée du consommateur-citoyen. Liberté formelle, proportionnelle à l’ampleur du « choix » (plus on a de choix, plus on est libres), à rebours de la liberté réelle que privilégie la pensée critique – et qui pose la question de l’accès inégal à ce choix, de ce qui le conditionne. »
 
 

1987

 
« C’est qu’aux communications postale et téléphoniques est venu s’ajouter la coûteuse facture Minitel, dont le terminal est gratuit mais les heures de connexion plutôt onéreuses. Après plusieurs années de rodage, le cru 1987 et la grande année du Minitel. Sur son d’ode patriotique aux usagers français, premiers cobayes mondiaux de la télématique, les nombreux services du Minitel, l’explosion de ses messageries, de ses raccourcis typographiques (« bjr » ou « slt » en tête de message…) en font maintenant une réussite économique et culturelle qui dépasse les prévisions. Au point qu’avec 2,5 millions de terminaux installés dans les foyers, c’est aussi une manne financière pour la Direction générale des télécommunications (DGT), qui en a tiré un chiffre d’affaires de 1,2 milliard de francs en 1986 (soit 220 francs par mois et par abonné).

C’est également en 1987 que démarrent en France deux médias d’un genre nouveau, qui accélèrent la transition du simple flux à la pléthore d’informations. Le 1er juin à 7 heures du matin, commence d’émettre France Info, la dernière née du groupe Radio-France et le média pionnier dans l’Hexagone pour l’information continue : shopping ou embouteillages seront vécus désormais au rythme lancinant de ses nouvelles en boucle, avec un journal toutes les sept minutes. Et le groupe allemand Prisma d’Axel Ganz lance le 28 novembre le premier numéro de l’hebdomadaire Voici, inventant un créneau particulièrement juteux entre les chroniques à l’ancienne de la vie des princes et une presse people sans contenu rédactionnel. La communication, enfin, est désormais une filière d’études très cotée, à mesure que se créent des troisièmes cycles en « communication institutionnelle » ou en « production audiovisuelle », et que près de 10 000 étudiants rejoignent chaque année cette nébuleuse de cursus aux débouchés plus ou moins garantis. »
 
 

1988

 
« Laurent Joffrin et les siens sont à ce point impatients d’en finir avec les années 1980 qu’ils accréditent à longueur de colonnes le fantasme du changement de décimale. Il faut dire que cette décennie qui n’en finit plus a non seulement glissé, selon eux, du bon sens à l’égoïsme, mais les a vus collaborer de près au nouveau dogme (Joffrin travaille par exemple à la confection de l’émission « Vive la crise ! » en 1984). D’Actuel au Nouvel Observateur, ils annoncent, à mesure que se rapproche la dernière année de la décennie (la première, espèrent-t-ils, d’une autre ère), un basculement qu’ils déclinent sur tous les registres : transition des années fric aux années « éthiques », des années charity aux années « responsables », mais aussi du zéro-défaut (le management de la qualité) au « zéro-péché » (l’entreprise morale), du productiviste aveugle au respect de l’environnement, du travail frénétique au plaisir de travailler, et, pour le décor, du cintré au lâche (dans l’habillement), du parpaing au rotin (dans l’ameublement), de l’aérobic au yoga (du côté du corps) et de la nouvelle cuisine à l’alimentation saine.

Tendances effectives, mais grossies par la presse en une « révolution » de plus. Car le paradoxe de la mutation en question est qu’elle semble être moins de fond que de style : garder les acquis de la décennie, sur l’entreprise et le réalisme, mais en retrouvant plaisir de vivre et sérénité. »
 
 

1989

 
« Le 9 novembre, les premières brèches sont faites dans le mur de Berlin, devant lequel le vieux Rostropovitch improvise sur son violoncelle un concert mémorable, avant que ne déferlent sur Berlin-Ouest des citoyen est-allemands frustrés pendant plus de quarante ans des nouveautés marchandes inventées à l’Ouest. « Ce n’est pas parce qu’on se jette sur des bananes qu’il faut nous prendre pour des singes », préviennent ces premiers shoppers ex-communistes à l’intention des journalistes et des observateurs occidentaux, effarés par cet autre matérialisme que celui théorisé par Marx. Mais on ne les écoutera pas, quand on ne les accusera pas de faire le jeu trivial du dieu consommation. Un jeu dont les principaux bénéficiaires sont pourtant toujours du même côté : dès le 4 janvier 1990, des enseignes de Saatchi & Saatchi font leur apparition sur certains pans du mur de Berlin, le géant britannique de la publicité proposant sans vergogne aux annonceurs de leur louer ces espaces indemnes, continuellement filmés par les caméras du monde entier.

Fin novembre, un million de personnes défilent sur la fameuse place Wenceslas de Prague, révolution de « velours » qui libère à son tour la Tchécoslovaquie. Les événements roumains de décembre achèveront de mettre à bas, sous nos yeux, le vieux monde. Qui oserait alors douter de l’évidence : que le peuple est redevenu sujet de l’histoire, que les institutions démocratiques s’inventent en une nuit et qu’elles n’ont aucun lien avec les nouveaux acteurs « privés » de ces économies libérées ? Qui, sous peine de se voir embastillé pour propos contre-contre-révolutionnaire, oserait affirmer qu’à l’Est « notre époque n’est pas que que postcommuniste, elle est aussi postdémocratique », qu’elle pourrait même être sous l’emprise d’un nouveau « totalitarisme démocratique », comme le fera Alexandre Zinoviev quelques temps plus tard ? Voix dissonantes qu’on n’entendra pas avant plusieurs années. Car, dans l’euphorie des événements, la lecture qui s’impose (et qui s’inscrira pour longtemps dans nos consciences), de Paris à Washington, de Londres à Berlin, est celle-là même que professaient depuis une décennie idéologues reaganiens et libéraux mitterrandiens : l’idée que la démocratie et le marché sont absolument indissociables, que l’un(e) sans l’autre est un simple manchot ou une bombe à retardement. »
 

La Décennie – Le grand cauchemar des années 80, François Cusset, 2006.

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