Je suis la haie et l’eau noire

« Il n’y a rien de plus sot qu’un journal, du moins aussi longtemps que son auteur vit. Je n’ai jamais été découragé par la niaiserie, tout ce qu’on écrit de sincère est niais, toute vraie souffrance a ce fond de niaiserie, sinon la douleur des hommes n’aurait de poids, elle s’envolerait dans les astres. Que dire encore ? Si vous voulez souffrir tout seul, taisez-vous. Sinon n’allez pas chercher, sous prétexte de sympathie votre propre souffrance dans le cœur d’autrui avec une pince à sucre, en fronçant le nez, comme ce pauvre M. de Montherlant, d’un air de dire qu’on n’a pas faim, qu’on fait semblant, par politesse, qu’on a pris l’habitude, dans son enfance, d’une nourriture plus distinguée. Je sais cela, n’importe. Je sais aussi que je ne suis plus sûr de ceux pour lesquels j’écris, plus sûr du tout de trouver le chemin de leur tristesse ou de leur joie. Alors, à quoi bon ? Je n’aurais pas honte de les prier de me consoler, car bien que je ne sois pas affamé de consolation d’un pape ou qu’un cardinal, je ne serais pas assez fou pour repousser leur aumône. Mais la vie m’enseigne que nul n’est consolé en ce monde qui n’ait d’abord consolé, que nous ne recevons rien que nous n’ayons d’abord donné. Entre nous, il n’est qu’échange, Dieu seul donne, lui seul.

Jusqu’à ces premiers jours anniversaires du hideux septembre munichois, je n’ai jamais cru sérieusement à ma solitude, bien que j’écrivisse parfois ce mot, rarement d’ailleurs. Et j’ai plus rarement encore écrit celui d’exil, ce mot d’exil est trop grand pour moi. Je suis fait d’une matière grossière, ma fidélité à mon pays est celle des bêtes et des arbres : si le climat ne nous fait pas dépérir et crever, nous n’avons rien à craindre d’influences plus subtiles, des climats chers à M. André Maurois. Qui souffre l’exil souffre déjà d’un partage inconscient, qui se défend contre le détachement est déjà détaché. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé », tu ne me pleurerais pas si tu ne m’avais déjà perdu.

Je n’ai pas perdu mon pays, je ne pourrais le perdre à demi, je le perdrais s’il ne m’était plus nécessaire, s’il ne m’était plus nécessaire de me sentir français. Le reste importe peu à mes yeux. Certaine nostalgie des déracinés m’inspire même plus de dégoût que de compassion. Ils pleurent les habitudes perdues, ils geignent sur des moignons d’habitude encore vifs et sanguinolents, ils ont mal à la France, comme le manchot au pouce de sa main amputée. Rien ne fera jamais de moi un déraciné, je ne vivrais pas cinq minutes les racines en l’air, je ne serai déraciné que de la vie. Tant que je vivrai je tiendrai au pays comme à l’enfance, et lorsque la sève ne montera plus, toutes les feuilles tomberont d’un seul coup. Ils me font rigoler avec leur nostalgie des paysages français ! Je n’ai pas revu ceux de ma jeunesse, j’en ai préféré d’autres, je tiens à la Provence par un sentiment mille fois plus fort et plus jaloux. Il n’en est pas moins vrai qu’après trente ans d’absence – ou de ce que nous appelons de ce nom – les personnages de mes livres se retrouvent d’eux-mêmes aux lieux que j’ai cru quitter. Ici ou ailleurs, pourquoi aurais-je la nostalgie de ce que je possède malgré moi, que je ne puis trahir ? Pourquoi évoquerais-je avec mélancolie l’eau noire du chemin creux, la haie qui siffle sous l’averse, puisque je suis moi-même la haie et l’eau noire ? »

Les Enfants humiliés, Georges Bernanos, 1939-1940.
Légende: Paysage, Henri Rousseau, 1909.

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