« Cette interprétation à deux vitesses surgit partout pour la musique sentimentale: l’excès, le fait de suivre une recette, d’être bi-dimensionnel, peuvent tous représenter des points positifs pour une musique qui n’est pas douce et conciliante, mais furieuse et rebelle. On pourrait dire que le punk est le schmaltz de la colère – notion renforcée par la facilité avec laquelle, avec le punk « emo », elle est réadaptée pour exprimer des angoisses personnelles. Le punk, le metal, même le rock à vocation de justice sociale tels que U2 ou Rage Against The Machine, avec leurs slogans emphatiques sur l’individualité et l’indépendance, sont aussi « stimulants » ou « motivants » que la musique de Céline Dion, mais visent des sous-groupes culturels différents. En tout cas, ils sont tout aussi partiaux et mal dégrossis.
Moralement, on serait en droit de demander ce qu’il y a de plus louable dans l’excès au nom de la rage et du ressentiment que dans une servitude immodérée à l’amour et à l’affection. La réponse la plus probable serait que Céline est conformiste, passive, tout sauf subversive. Aujourd’hui, la « subversion » est l’inverse du sentimentalisme : elle recueille presque toujours l’approbation. Montrer la subversion d’une chanson, d’une émission télévisée ou d’un film équivaut à le valider, pas seulement chez les critiques pop mais aussi chez les universitaires.
Qu’est-ce qui est subversif ? La transgression, la satire, la particularité, le radicalisme, le fait d’affirmer une identité minoritaire, de noyer le signal dans du bruit, de renverser les conventions, globalement de militer en faveur du changement. Or, comme le critique social Thomas Frank (The Conquest of Cool) l’affirme depuis longtemps, aujourd’hui ces valeurs sont avancées par la publicité, par des gourous du management d’entreprise et par les compagnies spécialisées dans le high-tech. Avec la polémique divertissante décrite dans leur livre Révolte consommée, les auteurs canadiens Joseph Heath et Andrew Potter ajoutent que les élans anticonformistes, qui cherchent à rester à la pointe, sont l’octane du consumérisme, c’est-à-dire l’âme même de la distinction bourdieusienne, que ce soit en haute couture, en cuisine biologique ou en culture « non standardisée ».
Aussi existe-t-il aujourd’hui, et peut-être même depuis toujours, une vibration conservatrice dans la pulsation de la rébellion rock’n’roll. La rhétorique politique et d’entreprise imite et se transforme en schmaltz rebelle. Le type de changement invoqué dans la musique tournée vers un sarcasme véhément – liberté, égalité, moins d’autorité – s’aligne commodément sur une « nouvelle économie », pour laquelle le commerce et le marché du travail requièrent une structure sociale plus « flexible », mobile et multiculturelle. Le capitalisme d’aujourd’hui applaudit la décentralisation, la déréglementation et d’autres évolutions notables qui contrarient le prix des actions à court terme et justifient les licenciements, les heures supplémentaires non rémunérées, les sous-traitances dans le tiers-monde et un marketing omniprésent, ainsi que la violence organisée qui les soutient. Dans La Stratégie du choc, Naomi Klein établit une comparaison entre la « thérapie de choc » économique, politique, militaire et celle en salle de torture – cette métaphore pourrait-elle s’étendre au « choc du nouveau » artistique ?
L’attachement que voue la critique musicale à la rébellion des jeunes n’est pas exempt de ces myopies: ce que les journalistes libéraux qualifient de subversif se traduit rarement en réformes sociales concrètes. D’ailleurs, les rares critiques montrant des engagements politiques plus intègres adhèrent souvent avec plus de bienveillance à la culture de masse, y compris du genre prétendument fade et sentimental, car ils se soucient de vies humaines, non de donner dans la surenchère culturelle. Ce qui n’est pas un mauvais critère pour faire le tri entre la politique et la comédie révolutionnaire. »
Les Enfants de la guimauve (Sukhdev Sandhu)
« Cette langue de camaraderie, qui évoque une fraternité dans la tristesse, est très rarement employée dans les articles de presse, ni dans les publications savantes sur la musique pop. Seules la résistance et la subversion sont fétichisées. Les universitaires sillonnent les ghettos et favelas du monde entier afin d’en faire ressortir les fragments lyriques, les choix vestimentaires et les données biographiques qui prouveront que les artistes qui les intéressent restent droits dans leurs bottes, ne baissent pas les yeux face au pouvoir, ne se laissent pas faire. La musique n’intéressera que rarement si elle ne peut pas être décodée comme étant au service de la transgression ou de l’expression de quelque sentiment subalterne.
Mais de nos jours, on trouve des poupées de G. G. Allin, David Beckham porte des t-shirts de Crass et Kirsten Stewart porte du merchandising de Black Flag, les Fuck Buttons sont choisis pour la musique des cérémonies olympiques et les gourous du hip-hop ont plus en commun avec Samsung qu’avec toute notion de quartier. Peut-être que la « résistance » est aussi surévaluée qu’elle est anachronique. En ce cas, les vrais rebelles sont Garland, Mukesh et Céline Dion : leur musique s’oppose à la fétichisation de la contestation.
J’irais même plus loin en suggérant que rester figé sur une vision de la musique pop comme moyen d’expression de la jeunesse est dépassé. Le concept d’« adolescent » a moins à voir avec la biologie ou l’épistémologie qu’avec le marketing et le consumérisme. Comparés aux ménagères de la classe moyenne américaine ou encore aux seniors, les adolescents ne sont en rien traités avec condescendance ou négligés. Faire l’éloge de genres musicaux ou de leurs interprètes en termes de choc, de nouveauté et d’innovation semble curieusement pro-establishment : ces qualités, si l’on met de côté la difficulté à leur conférer toute base objective, ne représentent-elles pas également, comme le remarque Wilson, des aspects que célèbre le capitalisme ?
Ne pas faire l’éloge de la musique pour son côté novateur, ou parce qu’elle serait liée à une sous-culture sociologique avant-gardiste, représenterait un défi pour la plupart de ceux qui écrivent à son sujet, mais pourrait les libérer et les ouvrir à des approches plus curieuses et plus spéculatives, tout en leur permettant d’explorer les paysages affectifs de peuples et de régions très différents des leurs. Let’s Talk About Love est un merveilleux exemple évocateur des avantages d’une telle approche. »
Let’s Talk About Love – Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût ?, Carl Wilson, 2007/2016, Editions Le Mot et le Reste.
Tu tapes dans le haut du haut.