« La campagne commerciale d’un long-métrage hollywoodien est un véritable plan de bataille coordonné sur plusieurs continents. C’est l’étape essentielle de tout film mainstream. Durant les trente dernières années, ces campagnes se sont professionnalisées et leur coût a décuplé (environ 2 millions de dollars pour un film de studio en moyenne en 1975 ; 39 millions en moyenne en 2003, mais fréquemment plus de 100 millions pour les principaux blockbusters).
La priorité, avant même de donner le green light à un film, est de déterminer son public potentiel. Aux États-Unis, cela se fait généralement autour de trois critères initiaux : l’âge (plus ou moins 25 ans) ; le genre (homme ou femme) ; enfin la couleur (blanc ou « non-white »). À partir de ces catégories, l’audience cible du film est déterminée, par exemple « les hommes blancs de moins de 25 ans ». L’idéal consiste, bien sûr, à produire ce qu’on appelle un « four-quadrant film », celui qui a comme public potentiel les hommes et les femmes de plus ou moins 25 ans ; le plus risqué est de faire un film qui ne soit susceptible de plaire qu’aux jeunes filles de moins de 25 ans, toutes les études montrant qu’elles suivent les garçons pour voir des films d’action, alors que les garçons ne les suivent jamais pour voir des films de « filles » (lesquels sont rares de ce fait).
Viennent alors les « focus groups », l’outil vedette du marketing à Hollywood depuis les années 1980. Il s’agit d’études qualitatives consistant à poser, non pas des questions superficielles à beaucoup de sondés, mais de nombreuses questions approfondies à un panel restreint de personnes ciblées. Ces « focus groups », accompagnés de « test-screenings » et complétés par des sondages quantitatifs pour affiner l’audience cible, aident les responsables marketing à prendre leurs décisions. On interroge des panels de personnes appartenant potentiellement à la cible pour voir ce qu’elles pensent du film, et généralement, à ce stade, on leur parle de l’intrigue, des stars, et on leur montre les premiers trailers pour voir leur réaction. En fonction des résultats, une pré-campagne est lancée dans les salles pour annoncer le film alors que les émissions télévisées people et les talk-shows des chaînes appartenant aux studios sont utilisés pour lancer le buzz.
À partir de ces premières campagnes, de nouveaux « focus groups » sont réunis pour évaluer le degré général d’information du grand public sur le film et l’intensité de sa mémorisation (…). Viennent alors les « test-screenings », la projection du film, même inachevé, devant de nouveaux « focus groups ». Un indice de satisfaction est élaboré et l’audience potentielle affinée. À ce stade, les directeurs de marketing sont capables de prédire le succès du film avec, selon eux, une faible marge d’erreur. En fonction de ces études, la date de sortie peut encore être modifiée et sa durée raccourcie (« au-delà de 1h20 les minutes comptent double, au-delà de 1h30 elles comptent triple », me dit un producteur). De même, certaines scènes sont susceptibles d’être coupées, ou édulcorées, ou transformées (on rajoute par exemple une scène d’action à partir des rushes si c’est un film estival pour les teenagers, toutes les études d’audience confirmant que les jeunes hommes préfèrent massivement les scènes d’action aux scènes de dialogues). Même le « happy ending » peut être changé, si nécessaire. Cet exercice de post-production est délicat : on dit en anglais qu’il doit être « fine-tuned », réglé avec précision, car il s’agit de donner au produit son identité, sa puissance mainstream, mais sans être trop banal ni trop « bland » (fade et terne, ce qu’on reproche souvent à la culture populaire américaine). Le film doit être à la fois grand public (…), mais aussi nouveau et unique, son histoire devant donner l’impression d’avoir quelque chose de « spécial ». Ce « quelque chose de spécial » est essentiel : c’est l’intrigue, les acteurs ou les effets spéciaux qui l’apportent, mais la post-production et le marketing ont pour fonction de l’amplifier et le décupler. Voilà comment un film devient un « feel-good movie » (…), comment sa vitesse s’accélère et comment il devient plus énergique ou « upbeat ». Parfois, on insiste sur la nature « based on a true story » du film, ou bien sur son héros « bigger than life », afin d’accentuer l’identification du public. Tout vise à transformer un simple produit en souvenirs, en expériences et en style de vie.
À partir de là, le plan et le budget de la promotion sont ajustés, le contenu des trailers fixé, tout comme le nombre de copies qui peut osciller pour un film de studio entre 900 dans les 50 États et plusieurs milliers (…). Pour les films les plus mainstream, ces campagnes et « focus groups » débutent très en amont de la date de sortie du film (…). Les « products tie-in », ces produits dérivés qui accompagnent, dans les magasins et les fast-foods, la sortie des blockbusters comme Star Wars, Shrek, ou G.I. Joe, sont également très recherchés parce qu’ils visent autant à financer le film qu’à lui assurer une médiatisation complémentaire ayant l’avantage d’être intégralement payée par les magasins partenaires. Pour le retour de Star Wars en 1999, les trois franchises de Pepsi-Cola (KFC, Taco Bell et Pizza Hut) ont chacune promu une planète différente ainsi que leurs personnages.
Vient enfin le dernier stade de la campagne, communément appelé le « drive » – du nom du « cattle drive », ce déplacement de bétail dans l’Ouest américain. Il consiste à marteler le nom du film et de ses acteurs par tous les moyens possibles, sur tous les supports et sur plusieurs continents à la fois, durant les deux dernières semaines précédant sa sortie, pour inciter le public à aller le voir. À l’inverse de la diffusion des trailers dans les salles, qui est gratuite depuis un arrangement datant de l’époque où les studios possédaient les salles, ces campagnes sont extrêmement onéreuses. D’autant qu’elles se concentrent essentiellement sur des achats d’espace à la télévision, les seules publicités véritablement efficaces pour toucher le public de masse susceptible d’aller au cinéma, selon tous mes interlocuteurs à Hollywood (3,4 milliards de dollars ont été dépensés par les studios à la télévision en 2003, le plus souvent vers les principaux networks comme NBC, CBS, ABC, ou des chaînes plus ciblées comme HBO ou MTV, qui appartiennent justement aux mêmes conglomérats que les studios).
Sans langue de bois, James Schamus, le P-DG de Focus Features, interviewé à New York, est catégorique : « C’est le pilonnage final à la télévision qui est décisif. C’est triste à dire, mais c’est ce que les Japonais n’ont pas compris. Au Japon, c’est avec la publicité télévisée qu’Hollywood a imposé le cinéma américain et qu’on a tué le cinéma japonais. On a misé uniquement sur la télévision, on a investi des millions de dollars en marketing et les Japonais n’ont pas pu suivre. » (Le cinéma japonais demeure autour de 48 % du box-office au Japon contre 40 % pour le cinéma hollywoodien.)
La densité de la campagne finale, véritable blitz, est très typique du nouvel Hollywood où le succès d’un film se fait le plus souvent sur son box-office du premier week-end (la fameuse expression « opening-weekend gross »). Auparavant, un film avait le temps de s’installer et les campagnes pouvaient s’étendre sur plusieurs mois, dépendant des critiques de la presse et du bouche-à-oreille ; désormais toutes les dépenses sont concentrées sur la semaine de sortie, décisive, et qui déterminera, avec l’aide complémentaire de quelques études de sortie de salles, qui ne sont pas sans rappeler les sondages de sortie de bureaux de vote lors des soirées électorales, la durée de vie du film et sa date de sortie en DVD. »
Mainstream, Frédéric Martel, 2010/2012.
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