L’homme-loyer

« La vie elle-même est devenue le ‘locataire’ fiévreux de la grande ville. Le citoyen lui-même a perdu de vue le véritable but de l’existence humaine et il accepte des buts de substitution dans la mesure où son existence artificiellement grégaire s’oriente de plus en plus vers la promiscuité aveugle et aventureuse d’un animal rusé, une certaine forme de greffe, une quête fébrile du sexe pour se ‘reposer’ de la routine factuelle du tumulte mécanique des conflits mécaniques. En attendant, il s’efforce de maintenir artificiellement ses dents, ses cheveux, muscles et sève; il voit sa vue et son audition faiblir à force de travailler à la lumière artificielle ou de communiquer par téléphone; il se déplace à contre-courant ou au travers de la circulation au risque d’être blessé ou de mourir. Il gaspille régulièrement le temps des autres comme les autres gaspillent tout aussi régulièrement le sien car tous vont dans des directions différentes sur des échafaudages, des surfaces de béton ou sous terre pour entrer dans une autre cellule sous la dépendance de quelques autres propriétaires. La vie entière du citoyen est amplifiée mais aussi stérilisée par la machine –et la médecine : si l’huile de moteur et l’huile de ricin venaient à se tarir, la ville cesserait de fonctionner et elle périrait promptement.

La ville elle-même est devenue une forme de location anxieuse, la propre vie du citoyen est louée, lui et sa famille sont expulsés en cas d' »arriérés », sinon, « le système » ferait faillite. Homme louant, homme loué et finalement homme devenu lui-même loyer au cas où son pas nerveux fléchirait. S’il n’emboîte pas son pas anxieux à celui du propriétaire, du financier, du seigneur de l’argent et de la machine, il est une perte totale. Et au-dessus de lui, à côté de lui et sous lui, et même dans son cœur tandis qu’il dort, continue à tourner le compteur d’une certaine forme de loyer pour aiguillonner la lutte incessante de ce consommateur inquiet en faveur ou contre une plus-value plus ou moins clémente ou impitoyable. Emboîter le pas. Payer. Il n’espère guère d’avantage maintenant. Il asservit sa propre vie en payant ou bien il parvient à y inclure la vie des autres de manière à faire face aux trois sacro-saintes plus-values auxquelles il a souscrit et qui sont de nos jours la grande loterie bienfaisante du capital privé. L’humanité en proie à l’humanité paraît être le seul « système économique » qu’ils connaissent. »

« À quoi sert donc la ville surdéveloppée ? Les nécessités qui enchaînaient l’individu à l’existence urbaine sont mortes ou se meurent. C’est seulement parce que la vie lui a été retirée et qu’il a accepté les substituts qu’on lui propose que le ‘citoyen’ reste aujourd’hui dans la ville. L’unité fondamentale des mesures spatiales a changé si radicalement que les hommes s’agglutinent en masse à dix contre un et en vitesse à mille contre un assis dans leurs voitures. Ces conditions devraient rendre la ville obsolète. Pareil à quelque vieil édifice, la ville n’est habitée que parce que nous l’avons, que nous sentons que nous devons l’utiliser et que nous ne pouvons pas encore nous permettre de la jeter pour construire la nouvelle dont nous avons aujourd’hui besoin. Bientôt nous donnerons volontiers tout ce que nous avons pour jouir de cette nouvelle liberté qui est nôtre pour notre descendance, sinon pour nous-mêmes. Le fait de dévorer l’individualité humaine finit invariablement par la désertion. En fin de compte, comme l’enseigne l’histoire, il se termine invariablement par la destruction de celui qui dévore. Au lieu d’être moderne à tout moment, celui qui dévore est sénile à tout moment. »

La Ville évanescente/The Disappearing City, Frank Lloyd Wright, 1932/2013 (Ed. Infolio).
Légende: Playtime, Jacques Tati, 1967.

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