« D’après l’analyse de Henning Bech, la sensation grisante d’occasion et de liberté associée à la vie urbaine ne provient pas seulement de l’abondance des impressions disponibles, mais aussi – et peut-être principalement – de la « libération de soi-même » […] – les relations urbaines sont anonymes et n’engagent à rien. Elles sont également saturées d’esprit consumériste : on ne s’y engage que pour les dissoudre à nouveau, elles durent autant que le plaisir qu’elles procurent, et s’effondrent dès qu’un plaisir plus grand, provenant d’une source différente, commence à pointer le bout de son nez : on contracte les rencontres fortuites humaines aussi facilement qu’on s’en débarrasse, comme pour l’appropriation des articles de supermarché, puisqu’elles ne sont motivés et soutenus que par des attentions et désirs instables. […]
En ville, dans la vie des rues, les gens sont des surfaces les uns pour les autres ; chaque promeneur se déplace à travers un étalage constant de surface, et chaque promeneur est constamment exposé lorsqu’il se déplace. L’exposition entraîne la séduction (qui s’interprète bien trop facilement en invitation), mais aucune promesse et aucun engagement ; elle contient donc une colossale dose de risque. Les possibilités de succès enivrant et de défaite humiliante sont bien équilibrés et pratiquement inséparables. Les rues d’une ville sont simultanément excitantes et effrayantes ; apparemment, en réduisant le moi à une surface, à une qu’il est possible de contrôler et d’arranger à volonté, elle protège le moi contre les intrus ; en fait, en raison de la confusion sémantique, dont les surfaces ne peuvent qu’émaner, il est nécessaire de rester constamment sur ses gardes, et pourtant, malgré tout le soin que l’on met calculer ses déplacements, chaque pas effectué est lourd de risques. A long terme, le pari que l’on ne peut éviter est épuisant, et la pensée d’un refuge – d’un chez-soi – devient une tentation à laquelle il est de plus en plus difficile de résister. »
La vie en miettes, Zygmunt Baumann, 2003.
Légende: Foule II, Jean-Michel Folon, 1979.
DERNIERS COMMENTAIRES