Annie hait les sucettes

« Comment le paradis néo-féministe ne serait-il pas menacé dès que la tentation de la solution amoureuse apparaît pour laisser supposer, même négativement, que tout rapport sexuel engendre une multiplicité de présences fantasmatiques, féminines et masculines ? Ou encore que la misère des rapports humains ne tient pas plus à un sexe qu’à l’autre mais à une misère sexuelle dominante que le néo-féminisme contribue à renforcer en enfermant les femmes dans un particularisme à la portée de toutes et dont le triomphalisme peut seulement distraire celles-ci des causes profondes de ce malheur ?

Car enfin, comment les femmes, faute d’avoir pu ou su aimer les hommes, n’en pourraient-elles que mieux aimer les femmes ? Je ne comprends pas que celles qui depuis toujours ont eu le goût des femmes ne se soient pas déjà insurgées de voir le lesbianisme devenir en quelques années la position de repli sexuel par excellence. A la lueur du néo-féminisme, l’homosexualité féminine n’est plus que la caricature d’elle-même; avant d’avoir été reconnue comme un des paysages de l’amour, la voici devenue le triste maquis d’où on peut haïr l’homme sans grand danger : il suffit de hurler avec les louves. »

[…]

« Étrange « point de vue de femme » qui consacre la rupture du discours néo-féministe avec la réalité vécue par les unes et les autres, fût-elle la plus sombre. Car si les féministes d’aujourd’hui appellent à recourir à la justice en cas de viol – ce dont on ne pourrait leur faire véritablement grief sans être amené à couvrir un état de choses scandaleux, c’est donc qu’elle sépare en fait pouvoir et machisme que leur discours s’efforce néanmoins de confondre systématiquement. Et voilà qui peut nous instruire sur la nature et la fonction du discours féministe actuel, qui, dans le cas précis du viol, contribue à obscurcir considérablement le problème. Celui-ci est trop grave pour penser que l’enfermement des violeurs puisse effacer quoi que ce soit de la destruction physique mais aussi psychique et sensible des violées (…) Il y a d’abord urgence pour les femmes à rejeter la malédiction judéo-chrétienne de la chair qui les a fait jusqu’ici supporter silencieusement la honte d’avoir été violée, c’est-à-dire de n’être plus rien d’autre que le corps du délit, au sens le plus trivial du terme.

Mais, pour ce faire, il faut que la rigueur de leur témoignage empêche de substituer l’idéologie qui accable la victime pour excuser ou même glorifier l’agresseur, une nouvelle idéologie qui dénonce l’agresseur pour exalter la victime. De leur expérience de la souffrance, les femmes savent que le malheur ne sert à rien, ne nous apprend rien, sinon de tout mettre en œuvre pour l’empêcher et autant il me paraît nécessaire que les femmes brisent la conspiration du silence qui favorise la pratique du viol, autant je ne peux admettre qu' »en regard de ces témoignages, le viol » apparaisse « clairement comme une tactique terroriste utilisée par quelques hommes mais servants à perpétrer le pouvoir de tous les hommes sur toutes les femmes » (…). Je regrette beaucoup, mais d’être femme et violée n’autorise en rien à recourir à la commodité expéditive du principe de responsabilité collective auquel se réfère depuis toujours le discernement totalitaire. Ai-je bien mauvais esprit, mais quand se camouflant sous les drapés de la douleur, on énonce la loi psycho-sexiste suivantes : « Si tous les hommes ne violent pas les femmes (…), tous bénéficient de ce que certains le font », je ne peux m’empêcher de penser au « toutes des salopes  » qui a connu la fortune qu’on sait. Et à voir les néo-féministes vouloir placer ainsi leur pion sur le lamentable échiquier générique, j’ai comme l’impression que de ce fait, les femmes qui ont été réellement violées sont condamnés à disparaître une à une dans l’obscurité de leur souffrance. Car sinon, pourquoi le discours néo- féministe finit-il toujours par présenter le viol comme le modèle implicite de tout comportement masculin, par réduire celui-ci à sa plus dérisoire négativité, alors que le viol rend compte d’une réduction analogue de l’affinité qui outrepasse insupportablement la notion même de femme-objet ? »

[…]

« Il est, en effet, dans la nature totalitaire du néo-féminisme de jouer sur les deux tableaux complémentaires de la bêtise spontanée et de la bêtise concertée, si l’on peut dire. À tel point même que la mauvaise foi des unes semble le disputer assez à l’étroitesse de vue des autres pour qu’on soit aujourd’hui en mesure de voir dans la prise de conscience néo-féministe l’équivalent d’une gigantesque entreprise de crétinisation. Pour ce faire, rien de bien nouveau encore : à l’arbitraire de positions injustifiables, on s’emploie à donner une justification d’allure scientifique. Une fois l’histoire éliminée comme témoignage d’un constant faux-témoignage qui contribuerait à rejeter dans l’ombre la brûlante éternité de la question féminine, on n’hésite pas à se tourner vers la biologie, l’ethnologie, la psychanalyse, la linguistique, la philosophie. Peu importe alors qu’en leurs fondements, ces sciences résistent à entériner la prétention néo-féministe car il suffit de trouver dans les unes et les autres la coupure épistémologique (qui se confond d’ailleurs inlassablement avec le dessin du sexe féminin) pour proclamer l’avènement d’une autre biologie, d’une autre ethnologie, d’une autre psychanalyse, d’une autre linguistique, d’une autre philosophie remises enfin sur d’autres pieds qui seraient enfin les leurs, par la grâce de la révélation néo-féministe. »

Lâchez-tout, Annie Le Brun, 1977.
Légende : Rien que pour vos yeux, John Glen, 1981.

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